La mécanique de la révolution tunisienne en images

Par le 28 octobre 2014

« Démocratie année zéro » était présenté en avant-première jeudi 23 octobre au cinéma Diagonal de Montpellier. Le film documentaire de Christophe Cotteret revient sur la révolution tunisienne en adoptant l’angle de sa mécanique politique et remonte aux sources de ce fait géopolitique majeur. Près de 15 mois d’investigations auront permis à ce documentaire de réunir des images inédites et des témoignages des principaux protagonistes de la révolution.

La salle était comble ! Et le public au rendez-vous à Montpellier pour la projection de Démocratie année zéro. Humbles, Christophe Cotteret et son distributeur, Jacques Choukroun (Film des deux rives), n’avaient pas vu les choses en grand : la salle de 150 places était trop petite pour accueillir les spectateurs. Bien que des chaises aient été rajoutées à la hâte dans les allées de la salle de cinéma, tous n’ont pas pu assister à la diffusion du documentaire. Surpris face à cette foule, Christophe Cotteret ne s’est pas gardé d’exprimer son étonnement ainsi que son plaisir de voir un public toujours intéressé par les événements de la révolution tunisienne.

Toutefois, rien a été laissé au hasard pour la sortie de Démocratie année zéro. La date de diffusion du film ne provient pas d’un choix anodin du réalisateur: elle correspond à un timing électoral de grand ampleur pour les citoyens tunisiens. Ces derniers sont en effet appelés aux urnes dimanche 26 octobre pour élire leurs députés. Ces élections législatives sont les premières depuis la proclamation de la Constitution en janvier 2014, et les secondes -libres- depuis la chute du dictateur Zine el-Abidine Ben Ali. De plus, les élections présidentielles fixées au 18 novembre prochain coïncident avec la sortie officielle en France de Démocratie année zéro prévue le 5 novembre.
Cette échéance électorale vient rappeler que ces scrutins représentent un enjeu majeur pour la stabilité du pays et qu’ils sont aussi le fruit d’une lutte contre l’illégitimité d’un régime autoritaire.

La mécanique d’une révolution

Démocratie année zéro revient sur les trois années qui auront abouti à l’abolition du pouvoir dictatorial bénalien et replace ce combat social, politique et civique dans son contexte global. En effet, il a beaucoup été écrit que la révolution tunisienne aura mis 4 semaines à faire tomber Ben Ali. Certes. Mais trop d’analyses se sont contentées de trouver le point de départ de la révolution à ce terrible 17 décembre 2010, jour de l’immolation publique de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, quand en réalité le combat des Tunisiens pour leurs droits a commencé beaucoup plus tôt. La sagesse de Démocratie année zéro réside donc bien en ceci: dans un angle juste et lucide, le réalisateur a traité la révolution tunisienne dans sa globalité.

La trame du documentaire met en exergue la mécanique d’un mouvement de contestation sociale et politique, de ses tenants et de ses aboutissants. « J’ai décidé de m’intéresser à une histoire large, à ce qui avait précédé la révolution, et à ce qui allait la prolonger, pour tenter d’en comprendre sa nature même  » développe Christophe Cotteret[[Les citations sont extraites de l’interview de Christophe Cotteret réalisée par le blog tunisien El Kasbah, lors de l’avant-première mondiale du documentaire en décembre 2012; et sont disponibles sur le site web du film documentaire.]]. Le documentaire consiste à disséquer les entrailles de ce qui englobe le jour de la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011: ce jour-là est le résultat des luttes antérieures et le commencement d’un nouveau combat constitutionnel. Afin de rendre audible une histoire complexe, Christophe Cotteret a fait le choix de découper son documentaire en deux chapitres: « Résistance » et « démocratie..? ». Ces dénominations traduisent la volonté de montrer les coulisses et l’organe d’une révolte sociale mutée en révolution politique.

Les prémices ou la révolte sociale

« Résistance » illustre la lutte perpétuelle des Tunisiens contre un Etat autoritaire et arbitraire ainsi que pour des droits et des libertés. Lutte qui atteindra son apogée en au mois de janvier 2011. Mais elle vient d’abord rappeler que la révolution se situe dans un cadre plus large de soulèvements sociaux, dont l’origine peut être remontée (si tant est qu’il y ait un point de départ) à la grève des mineurs de Gafsa en 2008. La révolte de la région minière de Redeyef, le plus important des troubles sociaux depuis l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987[[La révolte du bassin minier de Gafsa -région du sud-ouest riche en phosphate- constitue le premier et le plus important des troubles sociaux connus en Tunisie depuis l’arrivée au pouvoir de Ben Ali en 1987. La manne financière produite par l’industrie d’exploitation du phosphate profite aux riches notables locaux proches du pouvoir, laissant pour compte les familles du mineurs et renforçant la paupérisation dans cette région déjà durement frappée par le chômage. Des manifestations pacifiques de grande ampleur secouent la région en 2008: initié par les mineurs, le mouvement mobilise tous les pans de la population locale, pour protester contre la corruption et le clientélisme. Dépassés par cette cohésion sociale inédite, l’Etat et les forces de l’ordre ont réagit avec violence pour réprimer la contestation générale, faisant blessés, torturés et morts.
Belgacem Ben Abdallah, natif de la région et acteur de la révolte, témoigne tout au long du documentaire.]]; la première manifestation contre la censure sur Internet orchestrée le 22 mai 2010 par la blogosphère[[Le mouvement « Nhar alla Ammar  » -qui signifie « journée de la censure »- est organisé le 22 mai 2010 par des cyber-activistes de la blogosphère tunisienne. Cette dernière proteste contre « Ammar 404 », allégorie du censeur de sites web en Tunisie, et réclame un plein accès au contenu en ligne et à la liberté d’expression. Avortée par la police, cette manifestation finit par l’arrestation de deux blogueurs renommés.
Plusieurs interviews des principales figures du cyber- activisme tunisien, à l’image de Azyz Amami, illustrent particulièrement la naissance et la force de ce mouvement médiatique devenu un outil de lutte dans la révolution.]]; la protestation du corps juridique qui accuse une justice corrompue et asservie au pouvoir politique… L’ensemble de ces mouvements de contestation sociale mis à l’écran par le documentaire a pour point commun d’être considéré comme les prémices de la révolution.

Ces manifestations ont marqué un tournant dans l’action militante citoyenne en cela qu’elles brisent les chaînes de l’autocensure politique pour accuser haut et fort les pratiques autoritaires d’un pouvoir illégitime. Une lutte incessante qui atteindra finalement son paroxysme lors des mouvements révolutionnaires qui ont eu lieu entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011. Et c’est bien ce glissement, de la contestation au refus en passant par l’accusation, qui entraîne la mutation de la révolte sociale à la révolution, souligné par Démocratie année zéro. Enrichi de nombreux témoignages des principaux instigateurs de ces mouvements, le documentaire arrive ainsi parfaitement à saisir cette mutation qui, au-delà d’une rupture politique, représente principalement une continuité civique. Il ne s’agit pas d’un simple reportage mais bien d’une étude qui analyse les combats sociaux et politiques sur une période large, jusqu’aux premières élections libres à l’automne 2011.

Les dynamiques démocratiques post-révolutionnaires

La révolution tunisienne a ouvert la voie à la première démocratie du monde arabe. Mais désormais tout reste à construire. « La chute de Ben Ali était la fin d’un processus politique, et le début d’un autre » précise le réalisateur, avant d’ajouter « c’est un point de basculement, pas d’une transition ». La deuxième partie du documentaire, « Démocratie..? », s’attache ainsi à filmer les tâtonnements de la démocratie, d’un pays qui recherche ses équilibres politiques. La tâche semble d’autant plus difficile que la révolution n’a pas vu émerger de leaders, dans la société civile comme dans la classe politique d’opposition. Pourtant, des élections doivent se tenir dans quelques mois. Lors du tournage de janvier à octobre 2011, l’équipe de réalisation du film a suivi différents partis politiques de l’opposition de Ben Ali dans leur campagne électorale, jusqu’aux élections de l’Assemblée constituante fixées le 23 octobre 2011. « Nous avons décidé d’adopter le regard de la gauche radicale, d’interviewer, de suivre, de nous mettre dans les pas de ceux qui n’avaient pas été compromis avec l’ancien régime » précise Christophe Cotteret.

Ainsi, le Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (POCT), le parti islamiste Ennahdha et le parti de l’actuel président Moncef Marzouki -figure de l’opposition en exil revenue en Tunisie après la fuite de Ben Ali- le Congrès Pour la République (CPR), sont les personnages principaux du second chapitre du documentaire. Sous le regard de ces opposants et révolutionnaires, le film plonge le spectateur dans les rouages d’un monde politique en ébullition. Démocratie année zéro aura réussi son pari de filmer les entrailles d’un Etat en (re)construction dans un contexte post-révolutionnaire. Ce film démontre finalement que ce ne sont pas forcément les figures de la révolution qui triompheront des élections: le parti islamiste Ennhdha arrive au pouvoir avec une majorité relative.
La réussite de ces premières élections libres revête l’ampleur des réformes à mener: l’Assemblée constituante élue doit désormais rédiger une nouvelle Constitution. Proclamée finalement en janvier 2014, le parti Ennahdha démissionne pourtant face à l’échec de sa gouvernance. Les nouvelles élections législatives sont fixées au dimanche 26 octobre 2014.

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à propos de l'auteur

Auteur : MATHILDE BELIN

«Les actualités d’aujourd’hui, c’est l’Histoire de demain.» Au gré de mes pérégrinations littéraires, cette citation de Raymond Queneau a sans conteste aiguisé mon ambition journalistique. Une formation d’historienne m’aura d’abord appris à user d’objectivité, multiplier les sources et les croiser. Des moyens et un dessein familiers au journalisme. Il m’en provient également un goût de l’enquête, des faits du passé comme du présent, sur le monde qui nous entoure et nous englobe; et en particulier celui que l’on connait pas, que l’on redoute parfois mais qui intrigue pourtant : le Proche-Orient. De souche poitevine et exilée à Montpellier (puis à Paris), ma culture arabisante n’a toutefois rien à voir avec Charles Martel ou le sud méditerranéen : elle est le fruit des aléas de la vie, une passion qui a mûrie. Je n'ai qu'un leitmotiv : écrire, par le biais de la plume ou du clavier, pour informer.