« Léviathan » : plongée dans l’impitoyable Russie poutinienne

Par le 12 novembre 2014

Récompensé du prix du meilleur scénario lors du festival de Cannes 2014 et également du prix du meilleur film lors du festival de Londres 2014, le film russe Léviathan nous donne quelques clefs pour appréhender cette Russie moderne écartelée entre libéralisme forcené et corruption outrancière. Après Elena en 2012, le réalisateur Andrei Zvyagintsev s’attache à confronter ses personnages à une société sans scrupule, et à les plonger dans la tourmente.

Une histoire poignante et originale dans les contrées lointaines de la Fédération de Russie
Aux confins de la Russie septentrionale, dans un paysage de fjords karstiques balayés par les vents, Kolia et Lillia vivent dans une maison de bois surplombant les bras de la mer de Barents où croisent les baleines. Lui, vraie gueule de marin au visage buriné par les embruns et la vodka, à la carrure tutélaire, est mécanicien pour moteur de bateau. Elle, est ouvrière dans l’usine de poissons du village. Ils subsistent modestement avec leur fils, Roma, un adolescent sans repères marqué par la vie dissolue de son père. Un nuage plane au dessus de cette petite famille prolétaire et vient troubler cette existence a priori paisible : le capricieux et ombrageux édile de la localité a décidé de les faire exproprier afin d’implanter un projet de télécommunication sur le terrain préempté… Kolia soupçonne le satrape de vouloir s’ériger un somptueux palais en lieu et place de la bicoque héritée de ses aïeuls.
Débute alors un cruel bras de fer avec l’administration pour contester la dérisoire indemnisation. Cet affrontement apparaît totalement désespéré face à une justice gangrénée par la corruption… C’est sans compter sur l’aide de Dimitri, ami du service militaire, devenu avocat au barreau de Moscou qui va finalement réussir à faire pression sur l’élu. Au moment où le ciel semble s’éclaircir pour Kolia, le maire étant sur le point de plier, Lillia a une aventure avec le ténébreux avocat Dimitri. Kolia sombre alors dans un alcoolisme chronique et va voir le sort s’acharner sur son foyer. À l’image de Job, il va endurer toutes les plaies de la terre, ou plutôt recevoir la visite du Léviathan, monstre biblique colossal incarnant l’apocalypse.

Tel est le terrible tableau que nous propose le réalisateur Andrei Zvyagintsev. Dans la lignée des films russes My Joy (2010 – Serguei Loznitsa) ou Sibérie Mon Amour (2011 – Slava Ross), Léviathan nous dépeint un univers terrible et violent, celui de la Russie poutinienne. Une société où les honnêtes citoyens se retrouvent souvent ballottés entre les caprices des seigneurs ou oligarques locaux s’apparentant souvent à des organisations mafieuses, une administration kafkaïenne et hermétique, une police évidemment corrompue, et un clergé orthodoxe complice des puissants, le tout dans un paysage de désolation proche du cercle arctique. Le terrifiant Léviathan n’est jamais bien loin, symbolisé par cette carcasse de baleine échouée dans l’un des bras de mer bordant le village. Un macrocosme sans espoir où la seule issue possible est invariablement la vodka.

Un panorama saisissant de la société russe rurale en marge des centres de pouvoirs :
Étrangement subventionné par le ministère de la culture alors qu’il avait frôlé l’interdiction, Léviathan ne se résume pas à ce véritable combat homérique d’un homme contre l’Etat. Il nous dépeint la Russie laborieuse de la classe populaire, dominée par les élites décadentes décidées à capter toute la lumière. En sus, d’un titre à référence biblique, Andrei Zvyagintsev n’hésite pas à inclure le clergé orthodoxe dans le camp des puissants : le prélat de la région menant clairement le maire à la baguette en le menaçant de ne pas obtenir sa rédemption. Ce film slave met également en exergue la rude condition féminine en mettant en scène des compagnes condamnées à subir la quotidienne brutalité misogyne et l’alcoolisme généralisé de leur mari. Il présente aussi une jeunesse russe en déshérence, livrée à elle-même, passant ses soirées à boire et fumer dans une église en ruine, tout un symbole.

Mais, sous ces aspects à priori déprimants, Léviathan rend aussi un hommage vibrant à la générosité de ces petites gens, contraintes à se serrer les coudes, à partager leurs peines et leurs rares moments de joie. Ces scènes contrastant avec celle du maire, certes triomphant mais désespérément isolé, avec pour seule compagnie ses gorilles en costard. En plein marasme, les personnages n’en perdent pas pour autant leur sens de l’humour, comme lors de cette séance de tir au fusil burlesque où des portraits des anciens dirigeants soviétiques tiennent lieu de cibles aux fêtards. Enfin, la beauté de ce film réside en l’obsessionnelle et immuable quête de justice et de vérité à laquelle aspire tout un peuple depuis la chute de l’Union Soviétique. Face à une cause souvent entendue, les laissés pour compte continuent de lutter vainement mais ardemment, exprimant là tout le paradoxe de l’âme slave. Davei (« allez ! ») à l’Utopia pour découvrir cette œuvre émouvante !

Léviathan : Drame russe de 2h20mn réalisé par Andrei Zvyagintsev avec Aleksey Serebryakov, Elena Lyadova, Vladimir Vdovichenkov. Sortie en salle le 24 septembre 2014. Diffusé à l’Utopia de Montpellier, 5 Avenue du Docteur Pezet, 34090 Montpellier.

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à propos de l'auteur

Auteur : Benoît ROUZAUD

Issu d’un cursus en économie et droit public (master I - Toulouse I), diplômé en science politique « Forêt et développement durable »(master II - Bordeaux IV), ayant effectué une brève carrière de fonctionnaire territorial, j’entreprends à 28 ans une reconversion dans le journalisme. Soudainement ? Pas tout à fait, de culture éclectique et curieux de nature, j’ai été biberonné aux aventures de Tintin reporter, bercé par les reportages radiophoniques de France Inter, avant de devenir un lecteur assidu de Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson ou Ernest Hemingway. La genèse de ma fibre journalistique tient aux faits que j’ai toujours aimé écrire, rédiger, diffuser et partager de l’information, débattre et commenter l’actualité avec mon entourage. Passionné de voyages et féru d’athlétisme (coureur de fond obstiné), ces disciplines m’ont enrichi et enseigné des valeurs de patience et de persévérance propres à la recherche d’informations. Les genres journalistiques que j’affectionne particulièrement sont les reportages relatifs à l’actualité internationales (zone eurasienne, Afrique), les portraits de personnalités, mais également l’information sportive, les carnets de voyages, et les critiques de cinéma