« The Cut – la blessure » : une odyssée arménienne

Par le 3 février 2015

Après cinq ans d’absence, « The Cut – la blessure » marque le retour au premier plan du réalisateur germano-turc Fatih Akin. Ce dixième long métrage aborde un sujet peu traité et délaissé par le cinéma : celui du génocide du peuple arménien en 1915. A travers l’odyssée d’un père de famille à la recherche de ses filles jumelles, il rouvre une page noire de l’Histoire turque dont les cicatrices ne sont pas fermées.

The Cut - La blessure

Retour aux origines

Ce film est le troisième volet de la trilogie sans thème du réalisateur. Ainsi, après « l’Amour » (Head On, 2004), « la Mort » (De l’autre côté, 2007), The Cut – la Blessure constitue « le Diable ». Cette œuvre renoue avec l’archétype des personnages torturés qui ont fait le succès de Fatih Akin. Perdus, en quête de leur identité (comme Çahit Tomruk, alcoolique paumé après le décès de sa femme dans Head On), ou à la recherche d’une personne perdue de vue (Nejat Aksu et Charlotte dans De l’autre côté), déracinés (tels les immigrés italiens de Solino) et plongés dans la tourmente (souvent au travers de road movies tels que Julie en Juillet, De l’autre côté, Head On), ils luttent éperdument avec leur destin.

Après avoir fait une « pause récréative » avec la comédie Soul Kitchen en 2009, Akin retourne vers un thème dramatique en s’emparant de la cause arménienne. Il met en scène une famille arménienne de Mardin (Turquie, près de la frontière syrienne) qui va être balayée par les évènements de 1915. Nazaret (Tahar Rahim), un forgeron, père de famille, est soudainement réquisitionné par l’armée turque pour effectuer des travaux forcés avec ses coreligionnaires. Séparé de sa femme et de ses jumelles, il va survivre bon-an mal-an dans un désert harassant de caillasses et de chaleur. Au bout d’une année, refusant de se convertir à l’islam, les forçats vont être exécutés par des prisonniers de droit commun agissant sous la contrainte de l’armée ottomane.
Nazaret réussit à échapper à cette terrible exécution. Mutilé au cou, il devient muet et se lance dans une quête effrénée : retrouver les survivantes de son foyer. Il entame alors une odyssée de sept années qui le mènera de la Turquie, au Liban, en passant par Cuba, et plusieurs régions des États-Unis (Floride, Minnesota, Dakota du Nord).

The Cut - La blessure

Chronique d’une violence universelle et intemporelle

Akin reste fidèle à un de ses fils rouges : la violence. Son utilisation permet de mettre en exergue les réactions de solidarité face aux atrocités perpétrées par l’envahisseur venu d’Anatolie. Même si dans sa course, Nazaret reçoit l’assistance de déserteurs de l’armée, d’Arabes sous le joug ottoman, de la diaspora arménienne, il va se heurter à une brutalité égale du Moyen Orient aux États-Unis. Opprimé à Mardin, il va subir la sauvagerie des fermiers du Mississippi à la gâchette facile, et la barbarie des cow-boys du Dakota qui, après maintes brimades, finiront par le passer à tabac et le laisser pour mort. Les actes du génocide, occultés notamment en Turquie, sont rappelés au gré du parcours de Nazaret : bagnes, exécutions de masse sommaires, déportations, viols, esclavagisme, camps de réfugiés… Des exactions prémonitoires de celles à venir en Europe en 1945 et qui renvoient également à une actualité brûlante dans cette région du Moyen-Orient (le massacre des Yézidis, des Chrétiens d’Orient, de Chiites par les milices de Daesh). Symbole de ces conflits oubliés, Nazaré le héros du film est muet la majeure partie du film.

Le pont, thème de prédilection

En cette année de commémoration du centenaire du génocide arménien (1,2 million de victimes), Fatih Akin ne pouvait réaliser meilleur pont entre deux nations qui continuent de se haïr 100 ans après. Si Julie en Juillet (2000) et De l’autre côté (2007) tentaient de rapprocher la Turquie de l’Europe au moment de sa candidature à l’entrée dans l’U.E, The Cut essaye d’établir une passerelle entre l’Histoire occultée de son pays d’origine et celle des Arméniens. En mettant en lumière la cruauté et la réalité de ces tueries de masse, il met les Turcs face à un pan de leur passé qu’ils récusent encore et toujours. Ne jetant pas d’huile sur le feu, il tente de tisser un lien de complicité et de fraternité avec les Arméniens en donnant la part belle aux personnages turcs résistants. Il dénonce le rôle prépondérant de l’armée de l’Empire, essayant de colmater les brèches en semant la terreur sur un immense territoire peuplé de minorités.

The Cut - la blessure

Trouvailles et art du clin d’œil

A regarder la composition cosmopolite de la distribution, pas forcément issue de la communauté arménienne, il était possible de s’interroger quant à la crédibilité des interprètes à tenir leur rôle. Ce défi est brillamment relevé par le réalisateur qui cantonne son héros, joué par Tahar Rahim, dans un rôle de muet. La chanteuse marocaine Hindi Zahra effectue quant à elle ses premiers pas devant la caméra et s’exprime surtout à travers son chant. Pas avare de violence, Fatih Akin offre quelques respirations bienfaitrices au spectateur dans sa plongée dans l’effroi. Ainsi, le truculent Simon Abkarian fait une apparition rafraîchissante, apportant soutien et un peu d’humour dans un univers implacable. Akin donne également une petite scène muette à son acteur fétiche Moritz Bleibtreu (L’Engrenage, Julie en Juillet, Solino, Soul Kitchen). Par un clin d’œil subtil, il rend hommage à un autre centenaire : celui de Charlie Chaplin en incluant un passage du Kid (1921) au cœur du récit. The Cut achève une trilogie, débutée il y a onze ans, et ouvre un nouvel horizon dans l’œuvre d’Akin désormais plus internationale que germano-turque. Un film à ne pas manquer en ce début d’année.

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à propos de l'auteur

Auteur : Benoît ROUZAUD

Issu d’un cursus en économie et droit public (master I - Toulouse I), diplômé en science politique « Forêt et développement durable »(master II - Bordeaux IV), ayant effectué une brève carrière de fonctionnaire territorial, j’entreprends à 28 ans une reconversion dans le journalisme. Soudainement ? Pas tout à fait, de culture éclectique et curieux de nature, j’ai été biberonné aux aventures de Tintin reporter, bercé par les reportages radiophoniques de France Inter, avant de devenir un lecteur assidu de Nicolas Bouvier, Sylvain Tesson ou Ernest Hemingway. La genèse de ma fibre journalistique tient aux faits que j’ai toujours aimé écrire, rédiger, diffuser et partager de l’information, débattre et commenter l’actualité avec mon entourage. Passionné de voyages et féru d’athlétisme (coureur de fond obstiné), ces disciplines m’ont enrichi et enseigné des valeurs de patience et de persévérance propres à la recherche d’informations. Les genres journalistiques que j’affectionne particulièrement sont les reportages relatifs à l’actualité internationales (zone eurasienne, Afrique), les portraits de personnalités, mais également l’information sportive, les carnets de voyages, et les critiques de cinéma