François Sergent : « Une bonne idée réalisée à la va-vite »

Par le 10 décembre 2008

Malgré la participation de Libération aux Etats généraux en la personne de Laurent Joffrin, le rédacteur en chef adjoint nous a accordé une interview dans laquelle il n’hésite pas à critiquer les carences en tout genre des travaux en cours. Tour à tour, il expose son avis sur Internet, le système des aides à la presse, la concentration des médias ou encore la clause de conscience du journaliste, sans pour autant s’affoler des répercussions potentielles de ce « grenelle ».

Pouvez-vous nous rappeler la position de Libération par rapport aux États généraux de la presse ?

L’équipe de Libé y est plutôt favorable : l’idée du Président, quelque soit le Président, était légitime. Qu’il y ait des intentions plus ou moins perverses derrière, ça c’est sûr… Mais par ailleurs, c’est bien de réunir tous les acteurs. Ce qu’on a un peu regretté, c’est la manière dont ça s’est organisé : on nous l’a présenté comme un Grenelle où tous participeraient. En fait ça n’a pas vraiment été le cas : je ne sais d’ailleurs toujours pas pourquoi RSF n’a pas été invité. Les choix sont un peu bizarres, ça n’a pas l’air d’être la mise à plat complète qu’on espérait. Je n’ai pas l’impression que l’ensemble des problèmes (de la fabrication à la distribution) seront examinés et actés. On a l’impression que de cette bonne idée, il ne va pas sortir grand chose, que la montagne va accoucher d’une souris. Il n’y a pas eu assez de participation des lecteurs. Comme souvent avec Sarkozy, la bonne idée est réalisée à la va-vite, avec des gens qui lui sont plutôt proches. Ça m’a l’air moins démocratique que le Grenelle de l’Environnement, qui avait été préparé pendant plus longtemps, mais aussi était beaucoup plus porteur d’espérance. Mais je pense que c’est important que tout le monde réalise l’état de la presse. Enfin, pour le moment, on n’a pas vu grand chose sortir…

En quoi et comment le quotidien Libération participe-t-il aux États généraux de la presse ?

Laurent Joffrin y est allé : Emmanuelle Mignon (ndlr : conseillère de Nicolas Sarkozy chargée durant un temps des Etats généraux de la presse) est venue le voir cet été, ils en ont discuté. Et puis, à un moment, on n’était plus dedans. Finalement, Laurent est allé à Lyon, où se trouvaient plus les patrons de presse que les journalistes.

On a vu paraître dans Libération des articles demandant que le « Tiers- État », c’est-à-dire les lecteurs, soit intégré aux États généraux de la presse : comment auriez vous vu ça ?

Je ne les trouve pas représentatifs de l’ensemble de nos problèmes : ils auraient pu voir les écoles, les jeunes journalistes, les pigistes, les radios locales… Il y a certes une ou deux sociétés de lecteurs, mais je ne pense pas qu’elles soient représentatives des lecteurs, puisque c’est organisé par le journal lui-même, des anciens. On aurait pu organiser des forums sur nos sites Internet. C’est vrai que ça n’a pas été fait. C’est très parcellaire comme États généraux. Et pourtant les lecteurs, c’est ce qu’il y a de plus important. Ce qui est compliqué dans les enquêtes de lectorat, ce n’est pas de trouver le lecteur régulier, c’est plutôt d’entrer en contact avec le non- lecteur ou l’ « abandonniste ». Or c’est cela qu’il aura fallu envisager : là encore, ce travail n’a pas été fait.

Comprenez-vous la position de Mediapart, en la personne de François Bonnet, qui « claque la porte » des États généraux ?

Non, je n’ai pas très bien compris les raisons de leur fâcherie. Bon, après tout, pourquoi pas ? Mais le fait qu’il soit parti au milieu, c’est ça que je ne comprends pas. Si on y va, on peut dire à la fin qu’on est pas d’accord, mais on reste. Nous on n’est pas très d’accord, on ne pense pas que ce soit la meilleure façon de faire ça, mais cela dit on y est resté, on y a participé. Je crois que l’intérêt des contre États généraux pour Plenel et Mediapart, c’est qu’ils ont des problèmes spécifiques qui ont été très mal abordés : les sites de news n’ont pas d’aides, par exemple, ils ont même du mal à ce que leurs journalistes aient des cartes de presse… C’est vrai que la loi et le système n’ont pas été conçus pour ça. Mais il me semblait que c’était prévu par Bruno Patino et sa commission sur Internet. Je pense que les conclusions de Plenel ce soir seront actées et que le gouvernement les écoutera quand même. Peut-être qu’il a voulu faire ça de manière spectaculaire… Mais pour moi, mieux vaut être dedans. A ma connaissance, Rue89 y est resté.

Quant à la crise, êtes-vous d’accord avec le postulat selon lequel la crise de la presse française est une crise de l’offre, et non de la demande ?

Bien sûr que c’est une crise de l’offre ! Si les jeunes lecteurs ne nous lisent pas, c’est de notre faute, c’est qu’on fait quelque chose qui n’est pas adapté. Cela dit, c’est quand même aggravé par les coûts de fabrication, par les difficultés de distribution, par la publicité, et évidemment par la concurrence d’Internet. Il me semble que pour toute une génération désormais, l’information, mais aussi la musique, le cinéma, les jeux, les logiciels, c’est gratuit. Or c’est faux, c’est pas gratuit, le coût de fabrication est élevé : les 150 journalistes, les 50 personnels administratifs, le matériel, l’image, le logo Libération… Tout ça, dans une autre économie, serait payant. On en arrive à un système absurde où c’est les quelques lecteurs payants qui nous reste qui financent le site de Libération. Et c’est le cas de tous les grands journaux.
Je n’ai pas de solution, mais même le New York Times ne l’a pas…

La solution semblerait se trouver sur Internet : qu’en pensez-vous ?

Non, Internet n’est pas une solution. Bien que ce soit inévitable : c’est un moyen de diffusion qui a provoqué une révolution énorme. Le problème c’est que personne n’a encore trouvé le modèle économique. Que ce soit Rue89 ou Mediapart : aucun n’est à l’équilibre… Moi je crois qu’Internet, dans la tête des gens, c’est gratuit.

Cependant les annonceurs semblent fuir les sites d’information : pensez-vous que la publicité puisse continuer à financer l’information ? Sinon, quoi d’autre?

Je ne sais pas… Mais la voie royale, c’est le financement par les lecteurs ! La seule liberté d’un journal est économique. Pour l’instant, Libé, dont la survie n’est pas assurée, est totalement dépendant de la publicité et de ses actionnaires. Ce qui ne veut pas dire que l’annonceur va pouvoir nous dire « Faites un papier sur mon copain » : ça marche pas comme ça, en tout cas à Libé. C’est dur d’imposer un papier à un journaliste. D’autant qu’avec Internet, maintenant, ça se sait tout de suite. Mais c’est vrai qu’on serait beaucoup plus à l’aise s’il y avait un plébiscite plus important des lecteurs. Pour ma part, je trouve qu’on fait un bon journal, mais c’est un peu comme un très bon chef qui fait de la très bonne cuisine mais que les gens ne viennent pas dans son restaurant.

On sait que les aides étatiques sont indispensables au maintien de la presse. Un Plan Marshall semble être en passe de se mettre en place (déclaration de Christine Albanel vendredi 21 novembre), avant le retrait total des aides en 2012 et l’ouverture à la concurrence, annoncé par les rapports Giazzi et Montaigne: qu’en pensez-vous ?

Je ne vois pas comment c’est possible. On va mourir ! C’est un peu contradictoire : les États généraux nous ont laissé penser que l’État ne laisserait pas tomber la presse quotidienne. On a déjà touché des aides à la modernisation, à hauteur d’un million d’euros si je me souviens bien. Mais ce n’est pas qu’un problème de modernisation : on peut se mettre à Internet d’ici trois ans, mais si les ressources ne sont que publicitaires, on ne fera vivre qu’une vingtaine de journalistes…

La volonté avouée est la création de grands groupes plurimédias, les rapports Montaigne et Giazzi les présentent même comme « une garantie de pluralisme » : qu’en pensez-vous ?

La presse française est déjà relativement concentrée, certes moins que dans le reste de l’Europe ou aux USA. Alors il est vrai qu’on pourrait réduire les coûts en se rassemblant, en mettant en commun le système informatique, le matériel, les bâtiments. Nous, à Libé, on a évoqué la possibilité de le faire avec Le Point et Le Nouvel Obs, mais ce n’est plus aujourd’hui à l’ordre du jour. Pour l’instant, on résiste à la logique économique, en évoquant le fait que la presse n’est pas un produit comme les autres. Si l’information est un service public et que le contribuable français doit financer France Télévision et Radio France, pourquoi pas, un jour, Libération ou Le Monde ?

La construction ou le renforcement de ces grands groupes multimédias seront facilités par la suppression des clauses de conscience et de cession et des droits d’auteur : qu’en pensez-vous ?

Je ne vois pas en quoi il serait intéressant pour un groupe de prendre un quotidien : il lui ferait perdre de l’argent.
C’est vrai que la clause de conscience empêche un peu les mutations, et coûte cher. Le problème, c’est que le système est vicié : si Libé est racheté dans 4-5 ans, j’ai 59 ans, avec mon ancienneté je vais partir avec 300 000 ou 400 000 euros. Effectivement, le système incite à faire ça, d’autant plus que je sais que je ne retrouverai pas de travail, vu mon âge, dans ce secteur-là. Beaucoup de gens ont fait ce raisonnement quand Rotschild est arrivé, en se disant j’ai 45 ans, si je pars avec 200 000 euros, ça va. Je ne pense pas qu’ils auraient tout de suite retrouvé un bon boulot, ou mieux payé, ils n’auraient pas eu besoin des 200 000 euros pour partir, ils auraient fait comme n’importe quel licencié dans une entreprise française.
Je ne pense pas que la clause de conscience soit un obstacle à la concentration. Je vois mal qui, dans une entreprise de presse rentable, aurait envie de prendre Libération, et d’assumer ses pertes. Je le répète, on va contre la logique économique.

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à propos de l'auteur

Auteur : Aurélia Hillaire

Un journalisme passionné et amoureux des mots, la culture comme domaine de prédilection, droit et science politique comme clefs de compréhension du monde. Mes premiers lecteurs sont ceux du magazine culturel Figures libres, à Nancy et à Rouen, courant 2006. Les expériences se multiplieront bientôt en se diversifiant. Un stage au sein de la rédaction d’Arles du quotidien La Provence en 2007 et une expérience de la vidéo, notamment avec une participation au média web alternatif JT du OFF, viendront compléter une pratique quasi-quotidienne… Chroniques mensuelles sur les films à l’affiche dans le magazine des cinémas art et essai Diagonal, critiques théâtrales et responsabilité de la publication du site ruedutheatre.info, chronique Cinéma hebdomadaire sur Divergence FM… Une curiosité qui se conjugue au multimédia et ne demande qu’à élargir encore son horizon : des faits de société à l’actualité internationale, du journalisme judicaire à la critique littéraire…