Il y a des livres dont on ressort bouleversé. Le journal d’Hélène Berr est de ceux-là. Amoureuse d’un garçon prénommé Jean, cette jeune française aime la vie plus que tout, ses multiples lectures, les journées radieuses passées à la campagne, Paris et son quartier latin où elle déambule avec plaisir. « Le boulevard Saint-Michel inondé de soleil, plein de monde » rapporte t-elle. « A partir de la rue Soufflot, jusqu’au boulevard Saint Germain, je suis en territoire enchanté ». Son bonheur sera empêché par une unique faute : celle d’être juive en 1942, donc stigmatisée par l’occupant nazi. Hélène Berr voit alors l’écriture comme le seul acte de résistance en son pouvoir. Elle entreprend de noter tout ce qu’elle voit, décrire la réalité de l’occupation pour ne rien oublier : les suicides de familles entières, les exécutions sommaires, les déportations. « Il faudrait donc que j’écrive pour pouvoir montrer plus tard aux hommes ce qu’a été cette époque » explique-t-elle. Se fait sans relâche le témoin des humiliations subies par les juifs, le port obligatoire de l’étoile jaune par exemple. Son père se fera arrêter pour l’avoir simplement mal accrochée. Elle se refuse à partir en zone libre, choisit à ses risques et périls de rester témoin de la barbarie nazie. « En ce moment, nous vivons l’histoire. Ceux qui la réduiront en paroles (…) pourront bien faire les fiers. Sauront-ils ce qu’une ligne de leur exposé recouvre de souffrances individuelles ? Ce qu’il y a eu en dessous, de vie palpitante, de larmes, de sang, d’anxiété ».
Une angoisse constante transpire effectivement de chaque page du journal, la crainte de ne plus jamais revoir Jean dont elle a dû être séparée, son empathie permanente vis-à-vis de la souffrance des autres. Cette situation cauchemardesque exacerbe sa sensibilité déjà à fleur de peau : « Je pense à l’histoire, à l’avenir. A quand nous serons tous morts. C’est si court la vie, et si précieux (…). Tout perd son sens, lorsqu’on est à chaque instant confronté à la mort ». A propos de Jean, elle écrit : « Je crains que mon beau rêve ne puisse se compléter, se réaliser. Je ne crains pas pour moi, mais pour cette belle chose qui aurait pu être ». Au fil des pages, le lecteur demeure au plus près des soubresauts de la conscience d’Hélène Berr. Soixante cinq ans après, il se fait même directement interpellé par la jeune femme dans ce passage écrit le 27 octobre 1943 : « Et peut-être celui qui lira ces lignes aura-t-il un choc à ce moment précis, comme je l’ai toujours eu en lisant chez un auteur mort depuis longtemps une allusion à sa mort. Je me souviens toujours, après avoir lu les pages que Montaigne écrivait sur la mort, d’avoir pensé avec une étrange « actualité » : « Et il est mort aussi, cela est arrivé, il a pensé à l’avance ce que ce serait après », et j’ai eu comme l’impression qu’il jouait un tour au Temps ». Sa présence lumineuse tranche radicalement avec l’abrutissement ambiant. L’angoisse se fait de plus en plus vertigineuse. Jusqu’à ces derniers mots, au seuil de l’abîme : « Horror ! Horror ! Horror ! » Déportée, Hélène Berr mourra à 24 ans quelques jours avant la libération du camp de Bergen-Belsen.
Hélène Berr, Journal, paru aux éditions Tallandier en janvier 2008.
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