Votre ouvrage met directement en cause les patrons de presse dans la crise actuelle subie par la presse. À partir de quand estimez-vous que le patron de presse a commencé à nuire à son entreprise ?
Je ne peux pas dire les choses comme cela. Il faut en effet distinguer les périodes. Mon livre raconte la perte d’indépendance de deux titres, Libération et Le Monde, qui étaient la propriété de leurs équipes, au profit de milliardaires, et la prise de contrôle d’autres titres par d’autres milliardaires. De ce point de vue, c’est un processus qui date des 20 dernières années. C’est donc assez récent. Mais, en même temps, c’est aussi le fruit d’erreurs plus anciennes qui, elles, remontent à l’absence de définition d’un cadre clair pour la presse française à la Libération. La sous-capitalisation des titres en 1944-1945 et l’endettement auprès des banques nationalisées à partir de l’expansion des années 50, l’étroite imbrication de l’État dans les affaires de presse, à commencer par le contrôle de l’AFP et les innombrables aides, ont encore aggravé l’économie artificielle de ce secteur. La nuisance est en tout cas subtile, mais le contrôle est réel. Vu comme ça, le « conflit d’intérêts », en vogue ces temps-ci, peut s’appliquer à la presse nationale depuis une bonne décennie.
Pourquoi en vouloir autant à ceux que vous appelez les « journalistes-managers » (Jean-Marie Colombani et Serge July), dont les projets d’expansion auraient pu être, au finale, des réussites ?
Tout cela a un double sens. Le fond, c’est que le projet de Serge July comme celui de Jean-Marie Colombani était autant idéologique qu’économique. Il fallait faire avaler le marché au lecteur et par conséquent, aux journalistes. Le Monde et Libé ont été, chacun à leur manière, de très grands journaux, de très bons journaux aussi. July et Colombani ont eu ce projet normatif, accompagné de folie de grandeurs, parce que le problème était moins les projets d’expansion que leur financement, peu ou mal assuré. Ils se sont trompés d’échelle : d’abord sur le plan industriel, avec Libé 3 pour Libé et l’imprimerie d’Ivry puis la croissance externe à marches forcés pour Le Monde. Cela a fait couler l’indépendance des titres, et aussi tuer un rêve hélas mal construit, celui de journaux contrôlés par les journalistes. De ce point de vue, il y a quand même un point commun entre Serge July, Jean-Marie Colombani et leurs rédactions : leur incapacité à affronter correctement le pouvoir de l’argent.
Maintenant, il n’y a pas que Libé et Le Monde. Je parle aussi de la fin de La Tribune ou de France Soir, de la ruine de l’ex-empire Hersant, des Échos, du Figaro, des errements du groupe Lagardère. Les patrons propriétaires ont accumulé les erreurs ces 20 dernières années, mais le résultat est le même partout : des rédactions avec moins de moyens, soumises, un conformisme et un esprit moutonnier propre à la presse française.
On accuse souvent Internet et la presse gratuite d’avoir amené la crise de la presse. Pour vous, ils en ont surtout pointé les faiblesses. C’est le travail journalistique qui est devenu mauvais, trop conformiste, trop formaté ?
Le travail journalistique n’est pas toujours mauvais, loin s’en faut. Beaucoup travaillent dans des conditions très difficiles, doivent faire plusieurs papiers par jour, n’ont plus le temps d’enquêter sur le long terme et de se concentrer sur l’écriture. Une collègue de Libération me disait l’autre jour qu’il était difficile de travailler dans une rédaction que le propriétaire du journal [ndlr : Édouard de Rothschild], ou plutôt le soi-disant propriétaire car il ne contrôle plus que 26% du capital, déteste. Et que déteste aussi le directeur de la rédaction [ndlr : Nicolas Demorand] : il a rassemblé sur une récente motion de défiance 94% des suffrages exprimés contre lui. D’autres que moi ont très bien traité le problème du formatage, de la pensée unique, probablement aggravée ces dernières années par la montée en puissance des chaînes d’infos, où l’on voit à longueur de soirée les perroquets du conformisme reprendre en boucle leurs niaiseries.
Mais ces éditorialistes vedettes à la petite semaine ne représentent pas tous les journalistes. Les autres, beaucoup d’autres, aimeraient travailler mieux, il leur faut donc réinventer des modèles. Les différents plans sociaux ont coûté leurs jobs à plusieurs milliers de salariés de la presse ces dernières années – rédacteurs mais pas seulement, aussi toutes celles et ceux, photographes, iconographes, graphistes, documentalistes etc. qui contribuaient à la qualité et souvent à la pertinence de l’info. Difficile de faire mieux à moins et avec moins.
Vous estimez que la presse quotidienne nationale de 1968 était « globalement réactionnaire – ce qui favorise une presse alternative nombreuse et souvent originale mais pauvre ». C’est la même chose aujourd’hui ?
Oui, tout à fait. La créativité est très forte dans les médias et se nourrit d’ailleurs souvent des plans sociaux qui ont mis plein de gens sur le carreau. On ne peut que se réjouir de nouveaux journaux comme So Foot, Causette, les revues Charles et XXI, de très nombreux pure-players, à Paris comme dans plusieurs grandes villes. Ces titres sont souvent pauvres et doivent se trouver un nouveau modèle économique. Il est urgent de se battre pour la création en France d’un statut pour les entreprises de presse, utilisant les principes de la société à but non lucratif imaginée par Hubert Beuve-Méry et des techniques modernes montant du Web de co-financement par les lecteurs. Il est tout de même étrange que la fiscalité profite davantage aux riches propriétaires qui sont des as de la défiscalisation et pas aux journaux et encore moins aux lecteurs attachés à des titres indépendants et novateurs.
Nos voisins anglais enregistrent encore de bons chiffres (vous citez pour exemple le Daily Telegraph) : la crise ne serait-elle donc que française ?
Non, c’est une crise mondiale du journal papier liée bien sûr à l’explosion et à la richesse du numérique, en termes d’information et de modes de traitement de l’information. Mais ce qui frappe, c’est la différence du niveau d’investissement des propriétaires dans de nombreux autres pays, surtout du côté des rédactions. Chez aucun de nos voisins, sauf l’Espagne, la presse nationale d’information générale n’a chuté autant qu’en France. Mais des centaines de quotidiens locaux ont disparu aux États-Unis, remplacés par des blogs d’ailleurs hyper efficaces. De nombreux titres sont en difficultés en Europe, affaiblis par la crise de la publicité encore plus générale que la baisse des diffusions, partout sensible mais moins forte qu’en France. La crise du capitalisme est mondiale, la chute des recettes publicitaires est sensible dans toute l’Europe.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre thèse, reliant patrons de presse et volonté délibérée de mettre les rédactions dans le rouge afin de profiter de baisses d’impôts, ressemble étrangement à une théorie du complot ?
Que mon livre n’est pas un essai mais une enquête, qui n’a pas été démentie depuis six mois, notamment basée sur les explications de plusieurs avocats fiscalistes et experts comptables. C’est aussi un récit, celui d’une défaite d’une génération de journalistes, à laquelle j’appartiens. Les faits sont là : il n’y a pas une semaine sans qu’éclatent un conflit, un plan social, un départ fracassant, un licenciement en douceur, une vente, un rachat dans la presse française, et cela va rarement dans le sens de l’amélioration… Et je ne parle pas de ce qui se passe en province, avec l’arrivée de Tapie dans le Sud-Est et dans le Grand Est, ou de Michel Lucas le patron du Crédit Mutuel-CIC qui prépare, selon le mot d’un syndicaliste d’une des rédactions qu’il contrôle, un « bain de sang ». Lui, comme Tapie d’ailleurs, n’a jamais caché son aversion pour les journalistes…
Aurélie Filippetti annonçait vouloir « rétablir l’indépendance des médias en cas de victoire de son candidat – sans dire ni comment ni à quelle échéance ». Pour vous, « les socialistes ont toujours aimé les paroles en l’air ». Ce gouvernement ne sera source d’aucune solution ?
Il faut bien constater qu’en un an, il ne s’est passé grand-chose, à part une ou deux vaines polémiques sur des programmes télé. Le titre de gloire de l’actuel gouvernement est l’accord avec Google, un véritable marché de dupes qui a fait hurler toute la presse européenne et une bonne partie des sites d’information français…
L’État apporte aujourd’hui une aide massive aux journaux, aujourd’hui facilement remise en cause. Quel rôle doit jouer l’Etat vis-à-vis de la presse ?
Dans un rapport récent, la Cour des comptes a jugé le système d’aide à la presse peu efficace et met spécialement en cause, comme je l’avais fait dans mon bouquin, l’aide au portage qui a particulièrement contribué à déstabiliser le système. L’État a aidé à la fois le portage et l’acheminement par La Poste. Les points de vente ont donc été les grandes victimes des mauvais choix de l’équipe Sarkozy au moment des États Généraux de la presse. Nul doute en tout cas que le système est à bout de souffle.
Si le manque d’enquêtes des journaux actuels est uniquement dû à un manque de moyens, comment se fait-il que Mediapart puisse pousser aussi loin ses enquêtes ? Où trouvent-ils l’argent ?
Auprès de leurs abonnés, c’est simple et assez sain. Après, c’est du travail. Du temps, des contacts, de l’instinct, de la curiosité. Ceux qui prétendent le contraire sont souvent les mêmes qui pensent que je suis une nouvelle victime de la théorie du complot, c’est-à-dire des journalistes bien installés dans le système. Et puis qu’est-ce que cela va dire pousser « aussi loin » une enquête ? Cela veut dire qu’ailleurs, on ne pousse pas toujours « assez loin » l’enquête…
Si les patrons de presse actuels sont « tous mauvais », qui doit les remplacer ?
Je ne pense pas qu’il faille les remplacer. Je pense qu’il faut les renverser et changer la nature de la propriété des journaux, donc je ne vais pas distribuer des bons et des mauvais points de management. Je pense qu’on ne peut plus laisser faire le capitalisme déchaîné dans les médias et que les lecteurs et les journalistes doivent se réveiller. Un nouveau statut des entreprises est urgent, tout comme l’interdiction du contrôle d’un média par des hommes d’affaires ayant des intérêts croisés avec l’État. Et cela fait du monde…
Vous terminez votre livre ainsi : « les journalistes sont condamnés à se trouver de nouveaux horizons s’ils ne veulent pas finir broyés à la ferme. Inventer de nouveaux médias, de nouveaux sites. Balayer les médiocres du paysage, oublier les patrons enfin. Retrouver la parole et la rage d’écrire. » Avez-vous des exemples de journaux qui répondent à ces critères ?
Plein ! Certains que j’ai déjà cités et d’autres encore sûrement que je ne connais pas. Cela me rend assez optimiste, mais il ne va pas falloir lâcher prise. Et du côté des rédactions plus installées, du côté des syndicats aussi, la grogne monte. Je sens bien que le temps du fatalisme est derrière nous. Mon livre aura au moins, peut-être, contribué à cela.
Interview réalisée le 15 avril 2013
Pour aller plus loin :
une excellente critique de l’ouvrage de Jean Stern par le site Contretemps ;
Jean Stern sur France Inter : « Qui a tué la presse écrite ? »
« Libération, mode d’emploi : une dérive managériale et une déroute commerciale » chez Acrimed.
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