Lilian Thuram : « Il faut éduquer contre le racisme »

Par le 19 février 2010

Lilian Thuram était l’invité de Sauramps, jeudi 18 février 2010. Très attendu par les Montpelliérains venus en masse, le grand champion de 98 est venu présenter « Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama », appel à la tolérance aux airs d’héritage pour les générations futures. Hautcourant est allé à la rencontre de cette étoile au grand cœur…

Pour tous, Lilian Thuram est celui qui a envoyé la France en finale lors de la Coupe du Monde de football 1998, avec ses deux buts contre la Croatie. Mais Thuram, c’est bien plus que cela. C’est une cause, un combat. Il mène depuis des années une lutte contre le racisme. Une lutte que l’on peut mener grâce à une meilleure éducation. Membre du Haut conseil à l’intégration, il est aussi membre et parrain du collectif « Devoirs de Mémoires ». Il créé une fondation à son nom, dont l’objectif est clair : pour lutter contre le racisme, il faut éduquer. Dans la lignée, il vient de publier Mes étoiles noires où il dresse le portrait d’une quarantaine d’hommes et de femmes noirs.

La lutte contre le racisme et la discrimination, une nécessité

Pourquoi ce combat ?

C’est l’histoire d’une vie. Né en en Guadeloupe, j’arrive dans la région parisienne à l’âge de 9 ans. Très rapidement, je constate que la simple couleur de ma peau pouvait être chargée d’une connotation négative. A l’époque, il y avait un dessin-animé qui s’appelait « La noiraude », l’histoire d’une vache. Certains de mes camarades m’appelaient « La noiraude ». Je me suis posé des questions : pourquoi ma couleur était chargée de façon négative ? Personne ne pouvait me répondre. J’ai donc essayé de comprendre le pourquoi des choses.
Un jour, à l’école, l’on m’a appris que l’histoire du peuple noir commençait par l’esclavage. Je me suis alors demandé ce qu’il faisait avant. Tout au long de mon cursus scolaire, je n’ai rencontré aucun autre personnage noir qui aurait pu casser cette image.

En grandissant, j’ai pu rencontrer des historiens, des sociologues, des égyptologues qui ont nourri ma curiosité et qui m’ont amené à connaître des personnalités noires. Ils m’ont appris à comprendre l’Histoire de façon différente. Par exemple, l’histoire de l’esclavage n’est pas une confrontation entre Noirs et Blancs, c’est un système économique où une minorité profite d’une grande majorité. Cela m’a permis de ne pas tomber dans une certaine victimisation. Il faut éviter cela. Si l’on se considère être victime d’une société, on cherche des coupables et on entre dans un cercle infernal, sans fin.

Pour lutter contre le racisme, il faut que l’on arrive à s’imaginer une classe où en apprenant Jean de la Fontaine, la maîtresse dit que ce dernier s’est inspiré d’Esope, un Noir nubien. Rien que dire cela, développe l’imaginaire des enfants qui va changer. Le racisme naît dans la question : comment je vais m’imaginer l’autre ?

Comment devient-on raciste ?

Personne ne naît raciste. On le devient. Dans nos sociétés, des messages sont véhiculés de façon inconsciente. Avec ma fondation, j’ai la chance d’aller dans les écoles rencontrer les enfants. Je m’amuse avec eux, je leur demande : « quelles races connaissez-vous ? » Ils me répondent : « la blanche, la noire, la jaune, la rouge ». Je leur demande alors, pour rigoler, s’ils n’ont pas oublié la verte ? Ensuite, je leur demande quelles sont les qualités des Noirs ? Ils me répondent qu’ils courent bien, qu’ils chantent bien, qu’ils dansent bien… On voit donc que dans l’imaginaire des enfants la problématique du racisme est de croire que les races existent. Je pense qu’en 2010, on devrait savoir qu’il n’y a qu’une seule espèce : l’homo sapiens. Or, les enfants déterminent les différentes races par la couleur de peau, comme le faisaient les scientifiques du XIX siècle.

Dans notre société, il y a un fort préjugé raciste : les Noirs sont les plus forts en sport. Naturellement, lorsque les enfants me voient ou regardent l’ensemble des sportifs, cela valide ce que pense l’inconscient collectif. Il faut alors leur donner des personnages qui casseraient cet imaginaire.

Pour la sortie de mon livre, j’ai fait faire un sondage. Il en ressort que pour 80% de la population, lorsqu’elle entend parler du peuple noir c’est par l’esclavage, la colonisation, l’apartheid. Donc, forcément, ça joue dans l’inconscient collectif. Il faut enrichir notre imagination par la connaissance qui va faire tomber les préjugés.

Comment combattre le racisme ?

Il faut sortir des prisons dans laquelle nous nous sommes enfermés. En 2010, on peut en parler tranquillement. On pense que parler de racisme, c’est tabou. S’il y a une minorité visible, cela veut dire qu’il y a une majorité invisible. On se voit comme les autres qui nous enferment dans une logique de couleur. C’est sur toutes ces thématiques qu’il faut réfléchir. Mais, sans culpabiliser personne. Avec mon livre, les gens me disent « j’ai honte, je ne connaissais pas cette histoire…« . Il ne faut pas avoir honte de ne pas connaître cette histoire, on n’a pas été éduqué à connaître cette histoire. L’importance, aujourd’hui, est d’apprendre cette histoire, de véhiculer cette histoire, pour savoir si elle peut faire tomber les préjugés. Nous sommes une génération qui doit réfléchir sur cette question.

La fondation Lilian Thuram : éducation contre le racisme

Comment est née votre fondation ?

La fondation a une naissance un peu particulière. J’étais en Espagne, chez le Consul de Barcelone. J’étais assis à côté d’un monsieur qui me demande : « que voulez-vous faire après le football ? » En rigolant, je lui réponds : « changer le monde ». Alors, il me dit : « jeune homme, on ne change pas le monde ». Je lui explique vouloir travailler autour du racisme. Il me souhaite alors bon courage : « vous aurez du travail ! » Quinze jours après, je reçois un coup de téléphone. Ce monsieur me dit : « vous m’avez convaincu. Je pense que vous n’êtes pas si fou que ça. » Il me conseille de mettre en place une fondation. C’est ainsi qu’elle est née.

Quelles actions menez-vous ?

Sa première action : ce livre. Puis, actuellement, nous mettons en place un outil pédagogique pour la rentrée 2010. Il est destiné aux professeurs de CM1/CM2 et parle du racisme, de discrimination. De même, nous travaillons à une exposition avec le Quai Branly (ndlr, sur le thème « Exhibitions, zoos humains »). En 1931, s’est déroulée l’exposition universelle à Paris. Il faut savoir qu’à cette date, la majorité de la population française a connu les populations venant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, par le biais de zoos. Par exemple, la famille de Christian Karembeu était dans ces zoos, avec l’inscription « cannibales venant de Nouvelle Calédonie ». Par cette exposition, nous voulons comprendre comment s’est construit le regard sur l’autre.

Avec la fondation, nous essayons donc de travailler sur le regard de l’autre, et déconstruire nos imaginaires. Nous essayons d’apporter de la connaissance pour dépasser les croyances. Notre travail vise les plus jeunes. Ils sont plus réceptifs, moins conditionnés. Nous sommes tous conditionnés et il est difficile de s’échapper de sa propre éducation. J’espère que la fondation pourra faire son travail… Et, si l’on n’y arrive pas, on aura essayé.

Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama.

Dans Mes étoiles noires, vous évoquez 45 figures. Pouvez-vous nous en présentez quelques-unes ? Commençons par deux étoiles haïtiennes : Toussaint-Louverture et Jean-Jacques Dessalines, pères de la lutte contre l’esclavage et héros de l’indépendance de ce pays…

Dans l’histoire d’Haïti, avec Toussaint-Louverture, c’est la première fois que des esclaves arrivent à renverser le système en place. De tout temps, il y avait du marronnage : l’esclave s’enfuyait et essayait de déstabiliser le pouvoir en place. Sans réussite. Toussaint-Louverture a réussi. Il a remis en cause tout un système esclavagiste, dirigé par les intérêts. Haïti en a payé le prix. Napoléon a tout fait pour réinstaurer l’esclavage. Toussaint-Louverture a été important pour moi, dans le sens où l’on considère ces personnages comme des personnes ayant lutté pour les Noirs, alors qu’ils ont simplement lutté pour la Justice. Toussaint-Louverture a fini sa vie en France, dans le Jura. Napoléon a fait en sorte qu’il ne reste pas cette lumière, ce phare pour la liberté. Dessalines a repris le flambeau, pour que Haïti soit libre.

Il existe une certaine méconnaissance de l’Histoire. Pendant le tremblement de terre et les jours qui ont suivi, la malédiction d’Haïti était sans cesse évoquée. Comme si les dieux tombaient sur l’île. Or, en règle générale, la malédiction de ces pays, c’est la pauvreté. Il faut savoir pourquoi Haïti est devenue pauvre. Pendant très longtemps, elle était la colonie qui rapportait le plus d’argent à la France. Mais, pour être indépendante, l’île a du payer une forte somme d’argent. C’est l’une des raisons pour lesquelles, elle n’a jamais pu avoir une certaine stabilité.

Après, il y a un certain nombre d’enjeux économiques derrière la misère des pays que l’on couvre. Par exemple, le Congo est un pays dont on n’entend pas trop parler. Pourtant, depuis plusieurs dizaines d’années, il y a des milliers de morts…

Vous évoquez la figure de Joseph Anténor Firmin, anthropologue, auteur de l’Égalité des Races. Pourquoi l’avoir choisi ?

Il a un rôle fondamental dans la réflexion sur le racisme scientifique. Tous les autres scientifiques autour de lui fondaient des hiérarchies de races, et établissaient que la race noire était inférieure. Et lui, haïtien, avec son ouvrage Égalité des Races, arrive. Il fait ainsi contre-pied à celui de Gobineau : Essai sur l’inégalité des races humaines. Il démontre qu’il n’y a pas d’inégalité des races, si race il y a. Il ne peut être juge et parti, et son livre passe inaperçu. Un ouvrage de l’Abbé Grégoire explique que le fait de dire que le Noir n’a pas d’âme est une bêtise.

Dans Mes étoiles noires, vous refusez l’opposition « violence/non violence » entre Malcom X et Martin Luther King et vous les incluez tous deux parmi vos étoiles. Pourquoi ?

J’ai une histoire particulière avec Malcom X. Je voulais appeler l’un de mes fils Malcom et ma famille m’a dit : « non, ce n’est pas possible, Malcom est un violent ». Ma maman surtout. Alors, mon fils ne s’appelle pas Malcom.

Plus sérieusement, nous avons tous une image de Malcom X comme quelqu’un de très violent. Né pendant la ségrégation, ce petit garçon a perdu ses oncles, et probablement son père, par le Ku Kux Klan. Sa mère tombe dans une certaine folie. C’est un départ dans la vie un peu difficile, pour ne pas tomber dans une certaine violence, dans un certain racisme envers la société qui l’opprime. Ce jeune garçon devient délinquant, finit en prison. Là, il y rencontre la lecture, la connaissance. Il s’apaise. Quand il sort de prison, il est avec les Black Muslims, un autre mouvement radical. Il continue cependant à s’éduquer. Un jour, lors d’un voyage hors des États-Unis, il voit qu’il existe d’autres choses ailleurs. En revenant, il se dit : « en fait, l’on peut travailler tous ensemble. Peu importe la couleur et la religion ». Il a compris que le vrai problème était l’injustice sociale. Ainsi, sur la fin de sa vie, Malcom X sort de la problématique des couleurs pour combattre l’injustice sociale. C’est pour cela que c’est l’une de mes étoiles. L’ensemble de mes personnages changent, à un moment de leur vie, parce qu’ils ont accès à la culture et à l’éducation.

Quel est votre rapport à Aimé Césaire ?

J’ai rencontré son livre, Discours sur le colonialisme, ses poèmes. C’est quelqu’un qui donne une réflexion intéressante sur le colonialisme, qui donne la parole aux colonisés. Évidemment, il a inventé cette notion de la négritude. Souvent, les gens s’arrêtent à « nègre » dans négritude. Alors que la négritude c’est : donner la parole aux opprimés.

J’ai eu la chance de pouvoir aller à l’enterrement d’Aimé Césaire. Pour me recueillir. C’était, pour moi, quelqu’un de très très important. Il nous fait avoir une autre vision des choses. Aimé Césaire me fait penser à quelqu’un est extrêmement important pour moi : Frantz Fanon. Ce dernier est celui qui arrive à expliquer la problématique des couleurs de peau. Il montre notamment comment la société antillaise a reproduit le racisme. On disait aux gens de la génération de ma maman qu’il était préférable de se marier avec un blanc pour que l’enfant soit plus clair de peau. On les appelait les « peaux chapées ». Fanon l’explique très bien, et ça j’en ai discuté avec maman, donc c’est vrai… Celui qui était plus clair de peau était mieux vu que celui qui était plus foncé, même au sein d’une famille. La société antillaise doit avoir une réflexion pour s’accepter. Par exemple, au niveau de la langue, le créole est dénigré. Dénigrer sa langue, c’est se dénigrer soi-même.

Nombreux sont vos personnages à être croyants, qu’est-ce que la religion pour vous ?

Je suis surpris que l’on n’accepte pas la religion de l’autre. Pour moi, la religion aide à accepter l’idée de la mort, à rendre la mort acceptable. On ne peut pas dire à quelqu’un : « ta façon d’accepter la mort n’est pas la bonne ». Comment rendre la mort acceptable ? Cette question est, pour moi, l’une des deux les plus fondamentales. La seconde étant : comment rendre la vie la plus vivable possible ? Et cela passe par la religion, et c’est pour cela qu’il faut respecter la religion de l’autre.

Une république multiculturelle et post-raciale

Vous avez récemment appelé à une « république multiculturelle et post-raciale ». Qu’entendez-vous par là ?

Il faut avoir une vraie réflexion sur : comment créer une société où il y a une plus grande fraternité ? C’est dépasser le problème racial. J’ai fait faire un sondage et il y a encore 55% des personnes en France pensent qu’il y a plusieurs races. Pour sortir de ces problématiques de couleur, il faut en parler tranquillement. Pourquoi multiculturel ? De nombreuses personnes ne comprennent pas que nos sociétés sont en mouvement. Nos identités sont en constante évolution. Cet appel, c’est créer une réflexion sur une société multiculturelle et post-raciale pour comprendre comment créer des liens pour que l’on puisse vivre ensemble. Il faut éduquer nos enfants à ouvrir leurs horizons et accepter l’autre.

Modifié le 19/02/10, à 02h55

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à propos de l'auteur

Auteur : Julie Derache

« Un photographe est un funambule sur le fil du hasard, qui cherche à attraper des étoiles filantes » (Querrec) Diplômée du Master 2 Métiers du journalisme, je suis passionnée à la fois par les lettres, l’écriture et par la photographie. J'aime à reprendre les mots d'Eric Valli : « La photographie est avant tout, pour moi, la rencontre, la découverte, l’apprentissage d’autres mondes. Et le partage. C’est parce que ce métier est avant tout humain qu’il me passionne. » Ces propos résument tout. Mes expériences professionnelles, mes rencontres, mes passions, et surtout pourquoi j’ai choisi d’être à la fois journaliste et photographe. Amoureuse des mots, des livres, des images et des rencontres, j’ai toujours eu à cœur de comprendre le monde et de défendre ce que je crois être des causes justes. Curieuse, j’ai toujours voulu acquérir le plus de connaissances et d’expériences possibles dans divers domaines. Ainsi, mes multiples cheminements, atypiques bien souvent, se sont constamment éloignés des sentiers battus. Jeune, je me suis engagée par le biais d’une action pour la protection de l’environnement soutenue par PPDA, Roger Gicquel, Robert Hossein, entre autres. Grâce à cela, j’ai appris les bases du métier de journaliste, son éthique, et surtout à me dépasser pour aller vers l’autre. Ensuite, mon baccalauréat littéraire en poche, je me suis dirigée naturellement vers des études d’Histoire. Après ma licence, je suis allée voir ce qui se passait ailleurs, au Québec. M’intéressant à l’investigation et voulant m’immerger dans l’histoire du pays qui m’accueillait, j’y ai écrit un essai sur la femme amérindienne chrétienne en Nouvelle France dirigé par Paul André Dubois (Université Laval), explorant ainsi la culture et l’environnement des Premières Nations. A mon retour, je me suis vraiment lancée dans le journalisme. D’abord en intégrant le Master 1 Science Politique et le Master 2 Métiers du Journalisme, puis en faisant des stages dans le monde de la presse comme du photojournalisme. Notamment à l'Agence Vu, au sein de la rédaction locale, de la rédaction Culture/Magazine de Midi Libre et de celle de Polka Magazine où j’ai notamment eu la chance de pouvoir publier une première photographie commandée par Alain Genestar. Au sein du Master, j'ai également rédigé un mémoire intitulé « Au delà des clichés. Des évolutions du photojournalisme et de l'avenir d'une profession » sous la direction d'Edwy Plenel. A ce jour, je le retravaille en vue de le publier. Pour conclure, je pourrai vous dire, en reprenant les mots de Cédric Gerbehaye : « Je fais de la photo parce que j’ai des convictions », en ajoutant que pour moi le journalisme, c'est à la fois les mots et l'image, et que mon objectif est de faire des reportages pour documenter ce dont on ne parle pas, pour rendre compte, pour témoigner en prenant le temps, en analysant, en assumant sa subjectivité.