Violences faites aux femmes : une soirée autour du « féminicide »

Trois journalistes de Libération ont mené une enquête sur les femmes tuées par leur conjoint, mari ou ex. Samedi 25 novembre, lors de la Journée internationale contre les violences faites aux femmes, ils ont tenu une conférence au Centre Rabelais de Montpellier. Reportage.

Il est 18h au Centre Rabelais à Montpellier ce samedi 25 novembre, et la salle de conférence est bien remplie : plus de deux-cents personnes sont présentes. Des femmes, beaucoup, mais aussi une vingtaine d’hommes, sont venus assister à la présentation des journalistes de Libération. La moyenne d’âge est assez élevée : la plupart ont plus de soixante ans et seulement une quinzaine de jeunes gens sont présents.

Caroline Navard, adjointe au droit des femmes et à la prévention santé à la mairie de Montpellier, rappelle d’abord « l’importance accordée à la prévention et à la lutte de la violence faite aux femmes dans les collectivités ». Annie Yague, adjointe et déléguée aux politiques sociales et à la solidarité, rappelle elle aussi l’importance de cette lutte et de l’existence de moyens pour y faire face. A Montpellier, c’est le Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) Elisabeth Bouissonnade qui aide les femmes après une séparation difficile.

Les journalistes Juliette Deborde et Gurvan Kristanadjaja commencent à présenter leur projet – également mené avec Johanna Luyssen qui n’a pas pu être présente. Leur enquête « 220 femmes : tuées par leur conjoint, ignorées par la société » est parue le 30 juin dernier. Ce travail est né du constat que le sujet des violences et des meurtres conjugaux n’était traité que dans la rubrique des faits divers dans la presse française. « Et nous on a voulu justement aller plus loin et voir ce qu’il y avait derrière toutes ces brèves », explique Juliette Deborde.

Comment ont-ils procédé ? « On a épluché tous les journaux parus en 2014, 2015, et 2016, et on a recensé toutes les brèves qui annonçaient des meurtres de maris sur leur femme ». Ils ont relevé 220 cas de femmes tuées par leur conjoint, mari ou ex sur les trois années. « Mais tous les cas ne sont pas médiatisés donc il y en a plus en réalité », soulignent-ils. Grâce au corpus d’articles de presse à leur disposition, ils ont ensuite tenté de caractériser ces meurtres et les victimes. Plusieurs conclusions apparaissent : l’hétérogénéité sociale des victimes ; les meurtres ont souvent lieu dans un contexte de séparation et au domicile ; dans de nombreux cas, l’homme était souvent connu pour des faits de violence mais ils étaient peu à avoir fait l’objet de plainte ou de main courante ; dans 75 cas l’homme s’est suicidé après avoir tué sa compagne.

Une enquête basée sur les articles de presse traitant de meurtres conjugaux

Les deux journalistes reviennent ensuite sur le phénomène d’emprise dont ont été victimes les femmes avant d’être tuées. Ils explicitent ce qu’est le « cycle de la violence » : les périodes de tensions et de violence dans le couple sont entrecoupées de phases de réconciliation, ce qui entraine les femmes victimes à faire marche arrière et à pardonner leur conjoint, jusqu’à ce qu’il ne recommence.

Concernant les enfants, Juliette Deborde explique : « bien souvent,les enfants sont là et sont témoins. Même s’ils sont dans leur chambre, ils entendent et c’est un traumatisme pour eux ». Assister à ces scènes de violence engendre des répercussions sur leur santé et leur développement. Or, les enfants ne sont pas considérés comme des victimes au sens juridique. Et ils sont mal pris en charge. Les hôpitaux de Saint-Malo (Côtes d’Armor) ou d’Aulnay-Sous-Bois (Seine-Saint-Denis) essayent de remédier à cela en proposant un suivi des enfants témoins de violences conjugales. Ils soulignent l’existence d’études selon lesquelles un enfant témoin de violence entre les membres de sa famille est plus susceptible d’être lui-même auteur de violence conjugale.

Enfin, le rôle du traitement médiatique de ces affaires, ainsi que l’importance de la formation des journalistes et d’autres corps de métiers comme la police ou le médical sont soulevés. Les deux journalistes tentent en effet dans leur article de prendre du recul sur les pratiques journalistiques. Ils regrettent surtout que ces drames soient souvent traités comme une brève ou un fait divers insolite, et que les faits soient souvent minorés ou romancés. Ils s’attardent également sur l’importance du vocabulaire et relatent l’initiative de l’association « Prenons la Une » qui encourage la politisation du phénomène par l’attention portée au vocabulaire utilisé.

En conclusion à leur présentation, ils pointent deux limites principales à leur enquête : le corpus de presse qui est une source limitée, et le fait de ne pas avoir abordé le traitement judiciaire.

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Du côté du public, les jeunes journalistes ont plusieurs fois été remerciés et félicités pour leur travail. Plusieurs personnes – quasi-exclusivement des femmes – ont réagi aux conclusions de leur enquête. Des questions portant sur le vocabulaire d’abord ont été soulevées : la nécessité d’utiliser le terme « féminicide », de ne plus parler de « drame conjugal », d’utiliser un vocabulaire qui ne culpabilise pas la femme. Une femme espagnole a fait la comparaison avec son pays où l’on parle de « violence machiste » et non « conjugale ». Ensuite, il y a eu des remarques sur le traumatisme des enfants. « Il est inadmissible qu’un père violent garde l’autorité parentale ! Si l’on veut que cela change, il faut la prise de conscience qu’il faut quelque chose pour les enfants », proteste Annie Yague. « Aujourd’hui il est très difficile pour les enfants de témoigner », regrette une autre dame. Et puis, une femme dont la fille a subi la violence de son conjoint a pris la parole au bout d’un moment : « si je suis là ce soir, c’est pour vous interpeler sur les femmes qui ont été victimes de violences mais qui ont survécu. Il n’y a pas beaucoup d’accueil et de bienveillance pour ces femmes. Ma fille a été traitée comme une pestiférée par ses voisins et la plainte qu’elle a déposée a été classée sans suite ! », rapporte-t-elle, à la fois émue et en colère. La problématique de l’éducation des garçons est également revenue plusieurs fois : « c’est aux parents d’apprendre à leurs enfants à bien se comporter avec le sexe opposé ! », témoigne une femme avec vigueur.

A l’issue de la conférence, les personnes présentes continuent la discussion et interrogent les journalistes. Preuve que leur travail a intéressé.

Finalement, à travers les violences faites aux femmes, c’est toute la question de la place des femmes et du féminisme qui ressort. Le choix du vocabulaire semble important de manière générale pour le féminisme. Et les débats récents sur le harcèlement sexuel ravivent les questions du féminisme et du patriarcat. « La conscience féministe sera importante quand il y aura autant d’hommes que de femmes dans des rencontres comme celle-là », soutient un homme présent dans l’assistance. Sans doute les médias ont-ils un large rôle à jouer dans cette conquête de l’égalité des sexes.