L’homme entre en trombe dans le café, commande un arabica et s’excuse: «Quand j’ai joué comme ca, je suis tout transpirant!» Il pose sa guitare et va se changer, troquant son habit de père Noël pour une chemise jaunâtre. Une barbe blanche bien fournie encadre son visage qu’éclairent ses yeux bleu glace. Il commence à parler de sa vie comme on raconte une histoire, se préoccupant peu de son expresso.
D’habitude, à cette époque de l’année, Jon Jesse Beckenham parcourt les marchés de Noël allemands. Ses accords folks et sa voix à la Elvis donnent à ses reprises de grands standards hivernaux une chaleur entrainante. Mais cette année, il confesse: «J’ai mal à la cuisse, mal aux oreilles et mon camping-car est tombé en panne». Le voilà bloqué dans l’Hérault, lui qui refuse à se fixer.
A 72 ans, le troubadour est en tournée permanente. Il est dans la rue deux à trois fois par semaine, jouant devant les bars et boutiques qui veulent bien le laisser faire. Son étui à ses pieds, une bouteille de jus d’orange à portée. Il va dans les villes d’Allemagne, de France, d’Espagne, au volant de son véhicule dans lequel il dort, subsistant grâce aux dons des passants. L’homme enfile un costume de père Noël en hiver, chante Sinatra et Dean Martin. En été, il s’habille de son répertoire rock’n’roll des années 60. Toujours, il porte ses chaussettes rouges et son pantalon en velours.
Darmstadt, le Memphis de Beckenham
Jon Jesse Beckenham vit pour la musique. Il s’agit là d’un choix fait il y a 40 ans.
Né à Londres, il y est diplômé en informatique et en sciences nucléaires dans les années 70. Le musicien fait ses armes à 15 ans, dans sa chambre, chantant en cachette de ses sœurs sur des vinyles du King. Plus tard, à la fin des années 60, les hôtels du Lake District lui offre ses premiers auditoires. Mais Jon n’est pas encore libre des conventions. Marié, il doit choisir entre ses rêves et une vie policée.
En 1972, deux filles de Francfort l’invitent dans la Hesse. Il a alors 31 ans. Là-bas, il a une révélation: «J’étais dans le train, assoupi. Lorsque je me réveille, je vois le plus beau paysage de ma vie. J’ai alors entendu une voix et j’ai su que mon choix était le bon».
Darmstadt, à 30km de Francfort, va donc devenir son Greenwich Village. Squattant et composant au gré de ses rencontres, il assume alors son statut d’artiste folk. Dans une Allemagne où Dylan n’a que peu d’audience, il fonde le Jon-Jesse-Beckenham-English-Style-Folk-Club en 1980. Les vendredis soirs feront salle comble pendant 5 ans. Mais si son répertoire personnel y rencontre un réel succès, ses primes amours reprennent le dessus: «Un jour, sur scène, j’ai chanté du rock des années 60. Quel échec!» Il s’en retourne, sur la route, à ses reprises d’Elvis et Pat Boone.
«Un jour tu seras connu, mais un jour aussi tu seras mort»
L’expresso de Jon refroidit, il ne l’a même pas encore touché. Sa longue vie déjà bien remplie ne saurait cacher l’étendue de ses espoirs. Tel un anti-héros des frères Cohen, M. Beckenham semble constamment confronté à son destin. Ses choix sont radicaux, destructeurs ou épanouissants. La musique en muse, le succès en utopie, le busker agit à l’instinct. De ses voyages en Europe et en Australie à jouer dans la rue, il écrira sept livres. Entre 1988 et 1996, il enregistrera quatre albums de ses compositions. Rien de tout cela ne paraitra, par manque de chance mais surtout d’ambition. Peut-être aussi n’est-il plus dans l’air du temps.
Le chanteur se voit vieillir, mais affiche une confiance infaillible envers ses propres chansons. Celles qui doivent lui apporter la reconnaissance qu’il espère tant. En attendant, il vit de ses reprises et de son costume de père Noël. Il y a 40 ans, son père lui dit: «Un jour tu seras connu, mais un jour aussi tu seras mort».
Jon Jesse Beckenham engloutit son expresso d’une traite. Il empoigne sa guitare et file comme il est venu. Il n’est pas encore mort!
Vidéo: Jon en live au Petit Moulu, Montpellier