Une interpellation musclée
Vendredi 28 novembre 2008, Vittorio de Filippis, actuellement directeur du développement du journal, est interpellé à son domicile par quatre policiers vers 6h40. Il est menotté (mais pas devant ses enfants) et amené au commissariat de Raincy (Seine Saint Denis).
S’ensuivent plusieurs heures pénibles dont deux fouilles au corps « particulièrement humiliantes » ou encore une remarque d’un policier quant à la personne de l’ancien directeur de la publication de Libération: « Vous, vous êtes pire que la racaille » selon les dires de l’intéressé.
Le motif de cet épisode : la non-présentation de Filippis à une convocation après trois relances de la juge d’instruction, Muriel Josié, en charge du dossier de diffamation à son encontre. L’argument étonne du côté du journal et de ses avocats, Me Lévy remarquant qu’il n’y a aucune trace de ces trois convocations dans le dossier d’instruction. Vittorio De Filippis est néanmoins mis en examen pour diffamation publique.
Cinq heures après son interpellation, Vittorio de Filippis est libéré.
Les réactions s’enchaînent
Dès le lendemain, Libération consacre une page à l’affaire qui est vite relayée par les autres médias.
La polémique prenant de l’ampleur, les Ministres de l’Intérieur et de la Justice montent au créneau et font bloc derrière les policiers et la juge d’instruction incriminée. Rachida Dati déclare que la procédure est « tout à fait régulière » bien que contredite par certains magistrats.
Elles sont toutes deux désavouées tant par le Premier Ministre, François Fillon se déclarant choqué la semaine suivante que par le Président de la République. Dès le 1er décembre 2008, Nicolas Sarkozy fait savoir qu’il « comprend l’émotion suscitée ».
Politiques, professionnels, citoyens, beaucoup s’insurgent contre la disproportion des moyens utilisés pour une simple affaire de diffamation. Frédéric Lefebvre, porte parole de l’UMP va jusqu’à qualifier de « surréaliste » le traitement infligé à De Filippi. Martine Aubry parle quant à elle de « méthodes judiciaires inadmissibles ».
Les syndicats de journalistes ne sont pas en reste. Dans un texte commun diffusé sur Libération.fr le 3 décembre 2008 intitulé « Arrestation à Libération : la liberté de la presse menottée ! », ils dénoncent cette « intimidation » et cette « nouvelle atteinte à la liberté de la presse ». Reporter Sans Frontières (RSF) souligne par la même occasion « le triste record européen [détenu par la France] du nombre de convocations judiciaires, mises en examen et placements en garde à vue de journalistes».
En outre,un rassemblement de défense de la liberté de la presse et de soutien à De Filippis est organisé devant le palais de justice de Paris le vendredi 5 décembre 2008. Il réunit les principaux syndicats de journalistes, RSF, des personnalités politiques et certaines plumes comme Edwy Plenel, fondateur de Medipart ou Laurent Joffrin patron de Libé.
Néanmoins beaucoup de bloggeurs ou commentateurs Internet notent que l’ampleur de cette mobilisation est due à la qualité de journaliste de De Filippis, faisant même planer le soupçon de corporatisme. En aurait-il été de même pour un simple citoyen ? Question que beaucoup se posent.
L’affaire dans l’affaire, la plainte en diffamation de Xavier Niel
Xavier Niel a déposé une plainte début 2007 pour diffamation quant à un commentaire posté sur le site Libération.fr en 2006. La plainte vise Vittorio de Filippis, directeur de publication du journal à cette période, donc responsable du contenu publié du journal.
Le commentaire faisait suite à un article de Renaud Lecadre relatant les démêlés judiciaires du fondateur de Free. Ce dernier a été condamné à 2 ans avec sursis pour recel d’abus de biens sociaux lié à une affaire de proxénétisme.
Il s’agit là d’une procédure en diffamation habituelle. Mais dans le cas d’un site d’information Internet, le flou le plus total règne sur deux points. Tout d’abord, Libération.fr ou tout autre titre de presse numérique est considéré comme un site Internet comme un autre. De ce fait, le responsable du contenu, c’est l’éditeur du site. Or la loi ne fait pas explicitement du directeur de publication l’éditeur du site, explique Me Barbry interrogé par le Monde.fr. De même, « On peut aussi considérer que l’internaute qui a écrit le commentaire est éditeur, ce qui ferait de Libération dans ce cas précis un hébergeur. Un hébergeur n’est responsable des contenus hébergés que s’il refuse des les enlever ». Au président du Tribunal donc de trancher de la responsabilité ou non de Vittorio de Filippis.
L’effet boules de neige, de nouvelles réformes engagées
Nicolas Sarkozy souhaite une dépénalisation de la diffamation. La procédure de la diffamation serait dès lors instruite et jugée au civil, sauf si elle présente un caractère raciste ou sexiste restant du domaine pénal. Il reprend ainsi une des propositions du rapport Guinchard rendu en juin dernier. Le Syndicat National des Journalistes met d’ores et déjà en garde contre cette mesure, soulignant le risque d’augmentation des condamnations des journalistes dans le manifeste « la dépénalisation de la diffamation : attention danger ! ».
La réforme des conditions d’interpellation est aussi en gestation. L’Elysée ayant déjà appelé de ses vœux une « procédure pénale plus respectueuse des droits et de la dignité des personnes » le 1er décembre 2008, Jean-François Copé voudrait y rajouter une réflexion sur les conditions de mise en garde à vue.
Ainsi l’affaire de Filippis a relancé un débat civique non seulement sur la liberté de la presse en France mais aussi sur les droits des individus face à un Etat dont on commence à dénoncer les déviances liberticides. Fichier EDVIGE, fouille au corps d’élèves de collège par des gendarmes, comparution d’un lycéen devant le tribunal pour un crachat dans la rue … L’émotion particulière suscitée par cette interpellation peut être le signe une prise de conscience: la défense des droits individuels, tradition si peu développée en France.
Étiquettes : Arrestation, Diffamation, liberté de la presse, Vittorio De Filippis