« Chaque film est une machine à changer d’identité »
La construction de l’identité féminine, individuelle ou collective, est au cœur des productions de Céline Sciamma. Comme l’explique la réalisatrice, « chaque film est une machine à changer d’identité ». Dans Naissance des pieuvres (2007), son premier film, elle met en scène trois adolescentes qui, plongées dans l’ennui d’un été sans fin, sont confrontées à l’éveil de leur sexualité et de leurs désirs. Dans Tomboy (2011), métrage haï et honni par les intégristes catholiques, elle narre l’histoire de Laure, une fillette de dix ans nouvellement arrivée dans son quartier se faisant passer pour un garçon du nom de Mickaël. Abordant le problème du trouble identitaire à l’heure de la différenciation physiologique du corps, le film interroge les représentations génériques et culturelles du masculin et du féminin. Dans Bande de filles, elle filme une nouvelle fois des adolescentes. Mais noires cette fois-ci, uniquement noires. Marieme, 16 ans, refuse le seul choix que lui impose, en matière d’orientation, l’éducation nationale. Parce qu’elle ne veut pas suivre le chemin tout tracé qui s’offre à elle, l’adolescente décide d’entrer en résistance, pour elle-même et contre les autres. Lutter pour exister. Jeune fille discrète et solitaire, elle fait alors la rencontre de Lady, Adiatou et Fily. Une agrégation qui vaudra transfiguration. La jeune fille est morte, une jeune femme est née.
Diamants noirs
La scène introductive du film a valeur de résumé thématique. En ralenti et de nuit, des dizaines de jeunes filles noires jouent au football américain sur fond de musique électro signée Para One. En équipe, elles s’affrontent les unes les autres. Face à l’adversité du monde moderne, l’union fait la force. Car il en va de la vie comme du sport. Soudées, les quatre jeunes filles sillonnent la capitale. Elles rient, elles volent, elles vivent, elles pleurent. Et chantent. Dans ce qui fût très certainement l’une des plus belles scènes du dernier Festival de Cannes, les quatre filles, le temps de quelques heures, s’isolent du reste du monde. Dans l’espace confiné d’une banale chambre d’hôtel, tous les interdits s’effondrent. Les rêves, eux, prennent voix. Chacune, scandant lyriquement les paroles du tube de Rihanna, se voit « beautiful like a diamonds in the sky ». Mais ce sursis onirique (et esthétique) ne sera que de courte durée. Lentement, à mesure que les lois masculines de la cité s’imposent, le groupe se délie. Vic, coupable d’avoir répondu à ses désirs, se retrouve livrée à elle-même. Nouvelle lutte, nouvelle métamorphose. La belle jeune femme se masculinise. Cheveux courts et seins bandés. Mais l’amitié reste, par-delà les épreuves de la vie.
Un certain regard
Cette bande de filles a tout pour plaire. N’en déplaise à certains polémistes qui pourraient voir dans le film de Céline Sciamma une France haïssable, cause de tant de souffrances. Comme l’explique la cinéaste dans un entretien accordé au quotidien Libération, il s’est agi pour elle «d’évacuer la question de la police, d’évacuer aussi tous les Blancs et, donc, d’évacuer la question de la confrontation, évacuer la religion. Pas par peur ou méfiance. Le film ne s’est pas construit sur des choses qu’il refuse de regarder, mais sur des choses qu’il choisit de regarder très précisément». L’argumentaire de Sciamma est clair : parce que cette France existe, elle doit être montrée, en elle-même et pour elle-même. Loin d’un naturalisme anti-blanc, la nouvelle réalisation de Sciamma offre la vision singulière d’une diversité invisible, comme oubliée. L’exercice de style, quasi-similaire, avait été concluant dans le film Mange tes morts de Jean-Charles Hue.
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