Depuis les élections présidentielles, le RN s’était fait un peu oublier… Comment expliquer que ce parti d’extrême-droite soit toujours si haut dans les enquêtes d’opinion ? Un récent sondage de l’Ifop le place en tête des intentions de vote, pour les prochaines élections européennes ?
Alexandre Dézé : On a enterré le FN un peu rapidement. On a trop rapidement changé de logiciel d’analyse. C’est-à-dire que jusqu’à l’élection présidentielle, on le considérait comme l’un des premiers partis de France. Et au lendemain, on le considère quasiment comme le dernier des partis. Donc ça signifie qu’il y a un vrai problème dans la lecture et dans l’interprétation de ce parti.
Même s’il a enregistré des résultats qui apparaissaient en recul lors des législatives (8 sièges obtenus, ndlr), jamais il n’a été aussi puissant au niveau électoral. Lors des présidentielles, 10 millions d’électeurs ont voté pour Marine Le Pen au 2e tour. Elle a recueilli plus de 30% de voix. Ce n’est donc pas si étonnant de le trouver aujourd’hui à des intentions de vote comme cela.
Que vaut un tel sondage à huiy mois de l’élection ?
De tels sondages, qui sont réalisés à plusieurs mois du scrutin, ne tiennent pas compte de l’offre telle qu’elle se dessinera au moment où la campagne va vraiment commencer, ni des particularités du scrutin notamment parce qu’on va voter par circonscription européenne.
C’est-à-dire ?
On retrouve les mêmes travers que d’habitude en ce qui concerne la production de sondages sur le FN, soit un peu n’importe quoi. En dépit de ce que peuvent dire la plupart des instituts de sondage, on continue à rencontrer de très solides difficultés à vraiment cerner par enquête sondagière le potentiel électoral du FN. Il n’y a pas un sondage sur le FN qui s’est avéré relativement proche de la vérité au cours de ces dernières élections.
Donc ce sondage n’a pas de valeur ?
Non, absolument aucune. Ça ne mesure éventuellement qu’un rapport de force entre les principales formations sur le moment. Et entre le déclaratif au mois de novembre et le pratique au mois de mai-juin il y a une différence énorme. On ne peut pas présumer de la configuration électorale d’ici plusieurs mois, ni de l’évolution du rapport de force. Là ça mesure éventuellement la déconsidération construite médiatiquement du gouvernement ou de la présidence actuelle. On voit bien qu’un certain nombre de médias se nourrissent d’un « story telling » (on raconte une histoire, ndlr) politique qui est de plus en plus axé sur le déclinisme. On oublie que la politique ça demande un petit peu de temps. Je ne suis pas un fervent partisan du gouvernement actuel, mais dire un an après l’élection présidentielle que c’est fini, c’est mort, il faut le virer etc… Ça me paraît être un drôle de traitement. Il y a un problème de plus en plus cruel, je trouve, pour les acteurs politiques en général d’ajustement entre la temporalité médiatique, c’est-à-dire l’immédiat, l’usure rapide de l’info… et puis ce qu’est le politique qui fonctionne sur une temporalité beaucoup plus longue. Ça génère un traitement beaucoup plus critique de la politique, qui est amplifié par ailleurs par l’usage qui est fait des réseaux sociaux.
Avez-vous le souvenir d’avoir déjà vu un sondage si tôt avant une élection, et fiable ?
En ce qui concerne les européennes, j’ai un bon souvenir en 2014 d’une couverture du Nouvel Obs sur une enquête qui a été faite il me semble en octobre-novembre de 2013. Elle annonçait le FN premier parti de France aux élections européennes avec un niveau d’intention de votes relativement élevé. Je crois que le FN était annoncé à 24%. C’est ce qu’il a fait après coup.
Donc c’est possible alors ?
C’était parfaitement hasardeux. C’était un sondage Ifop. Je me suis affronté à l’époque avec Frédéric Dabi, un des responsables de l’Ifop, par mails interposés. C’était juste un coup de chance, du hasard. C’était impossible, vu le moment où il était fait, vu la méthodologie, vu ce qui était mesuré, de pouvoir prévoir un chiffre fiable. Si le résultat est le bon, ce n’est absolument pas lié aux qualités du sondage. C’est juste un coup de bol.
Pour en revenir au FN, vous avez dit, « on l’a enterré trop rapidement »…
Bien sûr. À la fois on l’a enterré trop vite, mais comme on l’a érigé abusivement au rang de premier parti de France, de parti aux portes du pouvoir. La lecture dominante qui a été faite de ce qui s’est passé au cours de ces dernières années montre à quel point on a du mal à appréhender sereinement la chose politique aujourd’hui.
A partir du moment où Marine Le Pen est arrivée à la présidence du parti, on en a fait un mouvement changé, renouvelé, normalisé, dédiabolisé, alors que bon… le parti n’avait absolument pas changé d’orientations programmatiques, de sociologie de l’électorat, de leadership. On a tendance à oublier que Marine Le Pen est la fille de Jean-Marie Le Pen. On était face à un parti absolument inchangé. On en a fait le premier parti de France parce qu’effectivement, il est arrivé souvent en première position aux élections. Mais la place d’un parti dans la compétition politique ça se mesure également à autre chose que ses résultats électoraux.
À quoi peut-on mesurer la place d’un parti, si ce n’est à ses résultats aux élections ?
Si on raisonne en terme d’implantation locale, de nombre de militants… On est très loin, en ce qui concerne le FN, du statut de premier parti de France. Et puis, on en a fait un parti aux portes du pouvoir. Alors que c’est un parti qui, sur plusieurs aspects, a encore un héritage crépusculaire. Il y a très peu de cadres, de responsables, de personnes capables de prendre des responsabilités… Il y a même des cadres qui avouaient que si le FN arrivait au pouvoir, ce serait la catastrophe car ils ne sauraient même pas qui mettre dans les ministères. Ce n’est pas moi qui le dis, c’était un membre du FN.
Ce manque de professionnalisme que vous soulignez, n’est-ce pas aussi ce qu’a laissé transparaître Marine Le Pen lors du débat de second tour ? Est-ce que cela a pu jouer sur les résultats ?
On s’est dit « Marine Le Pen s’est plantée au second tour, le FN est mort ». C’est curieux ! Les effets de débat de l’entre-deux tour, ça joue vraiment très à la marge sur les résultats. Marine Le Pen a perdu, parce qu’elle devait le perdre. Il n’y a pas un socle électoral frontiste majoritaire en France. Elle l’aurait perdu quoiqu’il en soit. Sans doute que ses résultats ont généré des déceptions, c’est sûr même. De là à considérer que le FN est mort, en crise, condamné à disparaître… C’est le discours qui porte sur le FN depuis des années et des années. Soit on en fait le parti le plus dangereux de France, qui est aux portes du pouvoir, soit en fait un parti qui est sur le point de mourir. Et ce traitement est alternatif, il se retrouve dans toute l’histoire du traitement du FN. Après la scission de 98 il était mort, en 2002 Jean-Marie était au second tour. À la fin des années 2000, il était mort parce qu’il était endetté à hauteur de 10 millions d’euros, qu’il n’y avait plus de militants, plus de cadres, que je Jean-Marie Le Pen était vieillissant… En 2012, Marine Le Pen fait un super score à la présidentielle (rappeler le chiffre) et après le FN ne fait que progresser. Voilà, après c’est toujours à peu près la même chose.
Simplement, ce qu’il faut savoir, c’est que, encore une fois, les instituts de sondage pour l’instant n’ont aucun moyen, même proche de l’élection ils sont bien en peine de mesurer avec précisions les intentions de vote pour le FN, alors à plusieurs mois du scrutin… Ces sondages ne nous disent rien. Vraiment rien !