Existe-t-il aujourd’hui des élites politiques en dehors du sérail de l’Etat ? En France, les voies de la professionnalisation politique ont-elles un point de salut ailleurs qu’au sein du coeur du système politico-administratif ?
On aurait pu penser qu’en raison de changements structurels profonds comme la mondialisation, la construction européenne, la décentralisation, la région, nouvel échelon de la vie politique, aurait changé la donne. Ce en dépit de la faiblesse d’une institution encastrée entre les multiples niveaux de gouvernement (i.e. Etat, départements, communautés d’agglomérations) et dépourvue de toute compétence en matière législative contrairement à leurs homologues allemands (landërs) allemands, espagnols (communautés autonomes) ou encore les Régions italiennes. Les régions ont en effet, la possibilité de développer des dispositifs d’action publique clefs sur la vie économique et sociale (e.g., agriculture, tourisme, universités, transports).
Émancipées par le suffrage universel en 1986, abondées par les aides européennes (fonds structurels) entraînant la création de réseaux transfrontaliers, bénéficiant de nombreux dispositifs d’action publique, les régions auraient dû s’imposer comme le nouveau creuset de la vie politique française, or il n’en est rien. La raison de cet échec réside dans l’impossible émergence d’une élite politique susceptible d’incarner la réalité sociétale et politique régionale venant ainsi malheureusement, peupler le cimetière que la région est toujours pour les élites (V. Pareto).
Une sociologie des élites revisitée qui privilégie comme critère d’authentification ce qu’elles font (actions et représentations) à ce qu’elles sont (positions) tend à confirmer cette assertion. La comparaison entre les conseillers régionaux du Languedoc-Roussillon et les députés du parlement de Catalogne à de ce point de vue effet Canada dry !
Des élites plutôt compétentes
Un premier regard sur le profil et les carrières politiques types fait apparaître une forte similitude en matière de cursus honorum (diplômes universitaires) et de CSP (Juristes, médecins, chef d’entreprises, universitaires et enseignants) permettant d’établir qu’il s’agit d’un personnel politique « qualifié ». Néanmoins, l’analyse plus fine de leur vision de l’action publique régionale montre des conceptions profondément différentes. Contrairement à leurs homologues catalans, les élus régionaux se montrent incapables de développer un discours sur l’efficience des politiques régionales privilégiant leur position à l’action.
Les raisons de cette différence française dans la constitution d’une élite politique régionale consciente et cohérente sont certainement multiples. Une fois de plus, on pourrait évoquer les chausses trappes classiques que sont le cumul des mandats (notons qu’il est impossible entre niveau régional et niveau central dans certains pays), les mécanismes de sélection des candidats par les partis politiques, le mode de scrutin, la circonscription électorale, la nationalisation des enjeux de l’élection etc. Cette liste mérite d’être complétée par trois autres facteurs : le « syndrome du chef », le défaut de professionnalisation politique et l’impossible corrélation entre les programmes d’action publique développée et l’élite politique régionale qui les porte.
Syndrôme du chef
Le syndrome du chef est particulièrement fort au niveau régional en raison du déséquilibre des pouvoirs en faveurs de l’exécutif. Dans chaque région le Président règne sur son territoire et n’a de compte à rendre qu’à d’autres chefs (de région) et aux électeurs tous les six ans. Cette omnipotence du Président favorise la formation d’un système de cour où le but du jeu, unique et inique, est d’être perçu comme un serviteur loyal. Dès lors la servilité et la domesticité, valeurs comportementales pré-démocratiques, deviennent les seules « capacités » permettant d’accéder aux faveurs distribuées par le pouvoir régional. On comprend dès lors que les dérapages verbaux répétés de Georges Frêche n’aient pas de conséquence sur l’allégeance de ses soutiens politiques locaux.
S’agissant du défaut de professionnalisation politique, il faudrait se départir d’une « schizophrénie française », celle du cumul des positions électives et professionnelles. Non seulement l’appétence notabiliaire des élus locaux qui ne voient dans le mandat électif régional qu’une ressource élective supplémentaire assurant un revenu complémentaire substantiel est patent ; mais il y a également une forme de cumul plus sournois et très inégalitaire en ce qui concerne les activités professionnelles. Précisons ici que le traitement reçu pour les élus régionaux est trop faible « pour en vivre » et trop fort pour des « amateurs » de la politique. De plus, les inégalités d’avantages entre ceux exerçant dans le public et ce qui exerçant dans le privé jouent pleinement à l’avantage des premiers. Le cas hybride des « élus régionaux-universitaires » est édifiant tant ces derniers sacrifient leur temps de recherche académique sans en retour développer une forte expertise en matière d’action publique régionale. Ce défaut dans le processus de professionnalisation des élites politiques régionales est d’autant plus dommageable qu’ils ont en face à eux des administrations relativement faibles.
Manque de visibilité
Enfin, ces facteurs réduisent inexorablement les chances d’affirmation d’une élite politique régionale consciente et cohérente susceptible de promouvoir des politiques publiques fortes et identifiées comme telles. Le problème réside dans le faible rôle de la prise en compte de leur compétence dans le processus de sélection d’une grande partie de ce type d’élus. Il faudrait alors privilégier les acteurs politiques (pas seulement les élus locaux) qui en région ont, non seulement marqué, mais également transformé des essais, au détriment de ceux qui se contentent d’accumuler des positions dans l’espace social régional. En effet, les politiques publiques en région souffrent d’un déficit de visibilité voire de légitimité dans la mesure où les électeurs ont du mal à identifier les politiques publiques que mettent en oeuvre leurs élites régionales. Cela tend à faire croire que les intérêts corporatistes, et eux seuls sont pris en comptes, dans une logique d’échange politique souvent perçu comme clientélaire.
* Directeur de recherche CNRS. Enseignant au Département Science Politique Université Montpellier 1. Spécialiste de la question élitaire qu’il a abordé en Espagne, puis en France. Il travaille actuellement sur les transformations de l’élite du pouvoir aux Etats-Unis. A publié récemment, L’élite des politiques de l’Etat (Presses de Science po, 2008) et The New Custodians of the States (Transaction Publishers NJ, 2010)