Sorti en 2011, vendu à 200 000 exemplaires, Les Ignorants est toujours un succès de librairie. Comment l’expliquer ?
C’est compliqué après coup d’expliquer le succès d’un livre. Quand j’en ai eu l’idée, c’était quelque chose d’expérimental. J’ai mis en place un cadre pour cette expérience, c’était de raconter cet échange en temps réel avec beaucoup d’improvisation. J’ai été très surpris par la façon dont les gens s’en sont emparés. Je pense qu’ils aiment le côté optimiste, mais aussi le postulat qui est la vertu de l’ignorance, et donc de la découverte.
Il n’y a quasiment aucune mention de l’année et de l’actualité dans le livre. On sait qu’on se trouve en 2010 et à quelle saison de l’année, mais ce n’est pas important pour le récit. Est-ce que c’est une volonté délibérée pour donner un aspect intemporel à l’histoire ?
Absolument. Dans cette expérience, le cadre est ma relation avec Richard Leroy et son travail. Ce qui est hors cadre a été défini avec Richard : il n’y a pas de mention d’argent, de sa famille ni d’actualité parce que ce n’est pas le sujet. La question du livre, c’est pourquoi et pour qui on fait du vin ou de la BD.
Le sous-titre du livre dit « récit d’une initiation croisée », mais le vin occupe plus de pages que la BD. Est-ce un choix délibéré ?
Bien sûr, dans le récit, on voit plus la vigne car c’est ce que je voulais raconter et dessiner. C’est plus intéressant graphiquement qu’un type qui dessine sur sa planche. Mais je ne crois pas que le vin prime sur la BD, car ce livre est déjà une bande dessinée. On y voit même l’éditeur, la fabrication de l’ouvrage, ce qui est assez rare. Et c’est ça l’expérience, c’est une bande dessinée qui parle de vin et de bande dessinée, une méta-BD en quelque sorte. Ce livre se situe dans ce que j’ai envie de faire et la direction où je veux voir la BD aller, notamment l’improvisation. Une bande dessinée c’est souvent un processus complexe, où il faut écrire un scénario, etc. Là, j’ai pu aller voir mon éditeur, lui présenter simplement mon idée des initiations croisées et lui dire que je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais raconter, puisque ça ne s’est pas encore passé. L’improvisation a été très importante.
« Je n’étais plus auteur de bandes dessinées, j’étais ouvrier agricole. »
Est-ce que vous faisiez des croquis sur place, ou dessiniez-vous d’après photos ?
Quand j’étais avec Richard Leroy, j’étais ouvrier agricole, je n’étais plus auteur de bandes dessinées. Je faisais mes 8h de travail donc je ne dessinais pas. Je travaillais et je discutais avec lui, sur son travail, sur les BD que je l’ai forcé à lire. J’avais un appareil photo dans ma poche si besoin, pour pallier ma mémoire, mais je ne dessinais quasiment jamais sur place. Je dessinais dans mon atelier le soir. Ce livre m’a pris presque deux ans.
Pourquoi ce choix du noir et blanc ?
Ce livre est en lavis parce que j’aime bien le travailler, mais aussi parce que c’est plus rapide. La mise en couleurs prend très longtemps en BD. Je supposais dès le début qu’il allait avoir une pagination importante [219 pages, ndlr]. Si j’avais dû le mettre en couleurs, ça m’aurait pris un an de plus.
Dans le vin, la couleur est importante. Ce choix est-il une occasion manquée de dessiner et raconter cet aspect du vin ?
La couleur m’a manqué à quelques moments, notamment pour la couleur des vins. Il y a aussi eu des moments d’orage au-dessus de la vigne où il y avait de très belles couleurs qui m’ont causé un petit regret. Mais j’ai fait un choix de départ, et je m’y suis tenu.
La couverture aurait pu être en couleur.
J’ai préféré m’en tenir au choix du lavis. Puisque le livre est en noir et blanc, je préfère que la couverture ne laisse pas penser autre chose. C’est un choix que je fais en tant que lecteur et en tant qu’auteur.
Dans le livre, Richard Leroy s’exclame : « Tout est subjectif dans le vin ». On pourrait dire la même chose de la BD.
Bien sur. Ce livre est autant un éloge de la perception que de la finesse, du travail de vigneron. J’ai été très étonné des compétences, de l’analyse et de la science nécessaires pour faire ce vin. Tout en sachant que tout ça sera finalement confronté à la subjectivité de celui qui va le goûter. Le vin pourrait être simplement du jus de raisin fermenté qu’on vend pour gagner sa vie. J’ai voulu mettre en scène la complexité qui vient avant ce moment. Avec Richard, quand une bande dessinée lui plaisait particulièrement, j’ai voulu qu’il rencontre l’auteur pour chercher la personne derrière l’objet, pour lui donner chair. Il était curieux car ignorant. Ce livre a permis de se rencontrer, de poser des questions et de se raconter.
« Le travail de vigneron a des points communs avec celui d’auteur de bandes dessinées. »
Ce livre est aussi l’histoire d’une rencontre, dont la BD et le vin sont de bons prétextes.
Oui, à l’origine de l’idée, j’entendais Richard parler de rapports avec les marchands, de sa conception du travail de vigneron et j’ai eu l’impression qu’il y avait des points communs avec la BD. Je me suis dit que ce serait intéressant de voir nos deux conceptions du métier.
À la fin des Ignorants, une liste regroupe les vins goûtés et les bandes dessinées citées. Est-ce qu’on vous parle toujours de cette liste ?
Pour les vins, c’est compliqué car certains sont chers ou difficiles à trouver. Heureusement les BD n’ont pas trop ce problème. Des gens me disent encore qu’ils s’en servent comme recommandation de lecture. Je l’ai même vue affichée par des libraires. C’est une bonne façon de poursuivre la lecture.
Plusieurs années après, Richard Leroy lit toujours ?
Il lit toujours des bandes dessinées, et il en achète. Je continue à lui en prêter et on continue à boire du vin. Même si le livre est terminé, l’expérience continue.
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