Un rayon de soleil rasant éclaire la table en plastique blanche couverte d’objets hétéroclites. La lumière d’un matin de décembre illumine la cathédrale de béton clair que forme la voute du pont reliant Castelnau à Montpellier. A la perpendiculaire du pont qui les abrite, deux tentes colorées, deux lits défaits s’étalent en contre-bas du chemin qu’empruntent de rares joggeurs. Adossés au mur d’une propriété privée, quelques chaises, des livres, une radio allumée et des casseroles indiquent le coin salon. Plus loin, un homme fait du feu par terre et salue amicalement les sportifs. Si ce n’était le froid et le bruit assourdissant des trams et des voitures qui circulent inlassablement au-dessus du campement, cela ressemblerait à un camping au bord du Lez. Des vacances ? Plutôt un choix de vie pour Apache qui s’est installé ici depuis un an et demi, sous le pont Castelnau, qu’il a rebaptisé « pont de l’arbre mort. »
La fumée s’élève de l’âtre improvisé. Un jeune chien au poil ras, noir et blanc, se réchauffe sous les couvertures tout en gardant un œil sur son maître qui s’affaire calmement.
Apache s’appelle Yan sur sa carte d’identité. Il a eu 55 ans en septembre. Le visage long et buriné où percent des yeux d’un bleu délavé, rappelle celui des aventuriers du grand nord. Haute stature couverte de plusieurs blousons d’aviateurs, casquette fourrée de trappeur canadien, bijoux mexicains, chaussures de randonneur pour arpenter la ville, Apache accueille tous ceux qui veulent le rencontrer avec une gentillesse confondante.
« Ce n’est pas inquiétant de vivre dehors mais je ne dors que d’un œil et Cochise fait le guet. »
L’homme des bois a la voix douce : « Ce matin, quand j’ai ouvert les yeux j’ai vu le lever du soleil, on aurait dit que c’était le feu. Le soleil était énorme et rouge, tu es sous la couette et tu vois ça, c’est géant. Je suis bien dehors, je suis en pleine nature. Je vois des cormorans, des hérons, des colverts avec leurs petits au printemps, des belettes. En été les rossignols chantent la nuit et les grenouilles aussi…Les rats sont un peu embêtants, ils sortent la nuit et mangent tout ce qu’ils trouvent. Je les chasse avec un bambou quand ils montent sur mon sac de couchage. Ce n’est pas inquiétant de vivre dehors mais je ne dors que d’un œil et Cochise fait le guet.»
«Il a vraiment choisi de vivre ici parce qu’il se sent mieux ainsi, dehors.»
Pour la protéger des rongeurs, la nourriture est stockée dans une tente donnée par une habitante du quartier. La deuxième sert à stocker les vêtements. Apache évoque souvent ceux qui spontanément lui amènent fournitures et provisions. « Des gens arrivent avec des habits, des torches, des boites de conserve…il y a un couple d’architectes à la retraite qui viennent me voir et m’amènent le Nouvel Obs, ils sont très sympas, on discute de plein de choses ». Comme cette belle femme blonde, Claudie, qui travaille dans la police, habite à côté du pont et s’est prise d’amitié pour lui. Elle vient souvent lui amener du café le samedi matin : «Apache n’est pas un SDF comme les autres. Il a vraiment choisi de vivre ici parce qu’il se sent mieux ainsi, dehors. Il ne gêne personne, il a fait plein de choses dans sa vie et il ne se drogue pas».
La vie d’avant, d’homme «comme tout le monde», Apache l’évoque volontiers. Né à Paris, il voyage beaucoup en suivant son père qui est ingénieur chez Esso. Amiens, Valenciennes, Lyon puis les Pyrénées : il se rapproche du sud de la France au gré de l’histoire familiale. Un bac G, puis des études de droit pour devenir clerc de notaire qui n’aboutissent pas, la séparation de ses parents, un passage par la drogue dont il se sort grâce à un beau-père qui l’initie au moto cross et à la nature…et puis une vie de labeur dans le bâtiment. D’abord ouvrier coffreur, il gravit tous les échelons et finit chef de projet sur les chantiers montpelliérains. Il les connaît bien les immeubles du quartier d’Antigone.
«Je me suis couché sur une couverture, la tête face au sol et j’ai laissé le bison me traverser.»
Quand il parle avec son chien Cochise, Apache n’utilise que la langue de son peuple fétiche: l’athabasque. Si on lui demande comment il l’a appris, il sourit et répond par un récit initiatique du Watatanka: «Un jour je me suis couché sur une couverture, la tête face au sol et j’ai laissé le bison me traverser. Si tu laisses le bison te traverser, alors tu parles la langue des apaches, c’est tout. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas». Ses yeux balaient le paysage familier de la rivière verte qui coule doucement entre les piliers de béton. Un tram orange passe de l’autre côté de la rive. C’est là qu’il va chercher du bois pour alimenter le feu avec une charrette à bras.
«Ma fille, si je lui demandais de venir me voir ici avec mon petit-fils, elle viendrait, j’en suis sûr!»
«J’aime les indiens depuis mon enfance. Je dis souvent à mon fils : est-ce que tu sais construire une cabane dans les arbres ? Moi j’en faisais tout le temps quand j’étais petit.»
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas le retour à la nature qui motive Apache à vivre ici. Apache ne pêche pas les poissons car «le Lez est pollué et en amont des tuyaux déversent les eaux usées», ne chasse jamais, et préfère faire ses courses aux supermarchés des alentours. Parfois il va plus loin, à St Vincent de Paul, dans le quartier des Beaux-Arts, manger un repas chaud pour un euro cinquante, et prendre une douche.
Apache parle de tout, des femmes qu’il a aimées, de ses enfants…Deux filles d’un premier mariage puis un fils. Son fils ne vient jamais ici, mais ils se voient souvent. Parfois ils boivent une bière dans le beau parc Méric. Sa fille ainée, Rita, a mieux accepté le choix de vie de son père : «ma fille, si je lui demandais de venir me voir ici avec mon petit-fils, elle viendrait, j’en suis sûr!». Mais pas sa fille cadette : elle est morte, à 15 ans, tuée par un jaloux dans une cité. De cela il parle aussi, longuement, sans haine. Mais la blessure est là. Apache, pudique, garde sa part d’ombre. Philosophe, il conclut : «je suis mon instinct, si ça ne marche pas, je me dis que ça ne devait pas marcher…je n’ai pas de pensées négatives».
Le soleil est haut dans le ciel. Il est temps de retrouver ses amis derrière l’église de Castelnau et de boire quelques verres de l’amitié. L’année dernière, ils avaient fêté Noël ensemble, autour du feu, avaient ouvert des boites de foie gras et bu du rosé, sous les étoiles et les néons de la ville.