Alice Ferney se livre

Out of Africa est son film préféré. Elle compare Truffaut à Spielberg, cite avec aisance Nietzsche et Michel Butor. Alice Ferney est une auteure sans complexe, venue présenter son nouveau roman, Paradis Conjugal, sorti aux éditions Albin Michel, à la librairie Sauramps.

Jeudi 13 novembre, à 18h30, l’ambiance est à la complicité et l’intimité féminine au café Bermuda-Clafoutis. Quelques hommes tout de même, la cinquantaine avancée, s’attardent sur chacune de ses paroles. Entre deux confidences, elle qui tapisse son bureau avec des mots et regarde The Hours quand son moral est à zéro, Alice Ferney écoute. A côté d’elle, une jeune femme, Ilène Grange de la Compagnie de l’âtre, lit d’un ton haut perché des extraits de son dernier roman.

L’histoire d’Elsa Platte, délaissée par son mari, qui oublie sa solitude devant le téléviseur. Au programme, encore et encore, Chaînes conjugales, le film mythique de Joseph Mankiewicz, réalisé en 1949. Alice Ferney décortique les sentiments amoureux, la perte de l’autre, le manque.
Parmi la trentaine de personnes rassemblée, curieux ou fidèles, certains hochent la tête, sourient, se reconnaissent dans les paroles de l’auteure.

Bandeau orange sur la tête, look hippie et veste léopard posée sur la chaise, Alice Ferney cumule les livres, les paradoxes et les identités. D’ailleurs Alice est en fait Cécile. Et Ferney, Gavriloff. Car « celui qui écrit n’est pas celui qui vit ». Soucieuse de séparer sa vie de son œuvre, son pseudonyme lui permet d’établir une distance entre sa vie d’écrivaine et son travail de professeur d’économie à l’université d’Orléans. Alice, prénom choisi en référence au conte d’Alice au pays des Merveilles.

« Quand on lit, on se dit c’est ça, c’est ce que je vis ! »

D’ailleurs, Alice finit son verre. Tout en maniant son stylo, elle embrasse d’un regard la salle, et se tait. Ilène Grange, la lectrice, entame un morceau du roman où les enfants d’Elsa Platte l’espionnent pendant un énième visionnage de Chaînes Conjugales. On reconnaît dans l’assemblée les mères de famille avec leurs sourires en coin. Du déjà vécu, assurément ! D’ailleurs Martine, 57 ans, blonde vêtue élégamment d’un long manteau rouge, avoue se reconnaître dans l’état de vérité : « Quand on lit, on se dit c’est ça, c’est ce que je vis ! »

Pour Jocelyne, il n’est pas question de projection dans les personnages mais plutôt de parcourir des yeux un roman bien construit, guidée par « la magie des mots ». Alice, quant à elle, a du mal à tourner la page : « Je suis dans un moment où je déteste mon livre ! A chaque fois j’essaye de l’oublier. La fin d’un livre, c’est un peu comme un deuil »

Dans toute sa bibliographie, qui compte aujourd’hui sept romans, à chaque fois un éternel absent : l’homme. Certains de ses lecteurs lui reprochent d’ailleurs ce manque. Elle réplique que l’homme est toujours présent dans ses ouvrages, mais mis à distance. Et s’il y en a bien un qui a pris le large, c’est le mari d’Elsa Platte. Il a laissé derrière lui un simple post-it : « Prépare-toi à dormir seule ».

Il est 19h30, le public quitte les chaises pour rejoindre l’auteure autour d’une séance de dédicace. Certains achètent même Paradis Conjugal, tout alléchés qu’ils sont. Comme le lapin blanc pressé par sa trotteuse, Alice se lève enfile sa veste léopard et s’en va, laissant derrière elle une pile de livre pour autant de merveilles…

Conte défait

Gabriel est un homme de principes. D’abord : seul son plaisir compte. Ensuite: une fois dans ses paumes la chair perd toujours. En dépit des apparences de dandy élevé aux bonnes manières, son sourire juvénile n’a plus grand chose d’angélique. Toujours en soif, jamais rassasié, le satyre obscène d’à peine vingt ans abuse brutalement, jouit dans l’instant et parfois même tue. Tueur de petite fille, violeur de femme, Gabriel a comme on dit « mal tourné ». Rien ne le prédestinait pourtant, lui, le fils de la fée, à pareille perte. Elle si parfaite, elle si belle, aux jambes sans fin, au teint de lait et aux lèvres fraise des bois. De son vivant tout le monde l’admirait, et lui l’aimait, la fée et son ventre si rond. Celui dont Gabriel est le seul enfant.

Las, la fée est morte, fleur flétrie d’une longue agonie. L’ogre Gabriel souffre, et le lecteur avec lui. Certes, Gabriel est un monstre, un Œdipe à la lame facile. Mais Alice Ferney est de ces auteurs qui vous instillent en juste dose une émotion et son contraire, dégoût et compassion. Durant une centaine de pages noircies d’ecchymoses l’on assiste, en témoin impuissant, à la valse folle du diablotin issu du « Ventre de la fée ». Un conte de femme, où la brutalité s’écrit avec tendresse, qu’elle adresse aux hommes, montrant d’un doigt accusateur ce qu’ils renferment de plus sombre.

Premier ouvrage d’Alice Ferney, « Le ventre de la fée » paru aux éditions Actes Sud inaugure une longue réflexion de facture plus classique sur l’amour maternel dont « Paradis Conjugal » est le dernier né. Qu’elle les explore dans la violence ou qu’elle en fasse l’apologie à coups de sanguine bien ajustés, la femme, l’épouse et la mère ont trouvé en Alice Ferney une experte de talent portée par une plume à la ponctuation délicate. Homme ou femme, quittes à obéir à vos pulsions les plus viles, faites donc. Succombez et dévorez« Le ventre de la fée ».