Du Triangle à l’Esplanade Charles de Gaulle, de la rue de la Loge au CORUS de Gambetta, de la gare aux Arceaux, en décembre comme en juillet les sans-abris s’endorment sur les pavés. Les associations et les centres d’hébergement ont beau se démener, la situation persiste. Les progrès sont ténus. Alors la presse se rassure. Elle soigne les consciences en survolant rapidement le sujet; histoire de ne pas digérer la dinde l’estomac noué. Un marronnier médiatique à l’audience toujours forte que l’on voit refleurir chaque 23-24 décembre en Une, quand d’autres « réveillonnent » dans le froid. Haut-courant devait se mettre à la page, à sa manière… sur le terrain.
Beaucoup d’efforts…
Pendant ce temps, dans la rue, plus qu’un réveillon cossu, plus qu’un rôti dodu, on espère un couchage, abrité. Banco ! À Montpellier, les associations d’aide aux plus démunis et de lutte contre l’exclusion sont nombreuses, et relativement bien dotées par la ville. Banques alimentaires, repas de Noël, distribution de couvertures, de kits d’hygiène, « Opération Sakado »… les campagnes se succèdent.
Local de la Croix-Rouge, boulevard Henri IV. Un bâtiment plutôt récent, à deux pas du merveilleux jardin des plantes. Ici tout est blanc, couloirs, bureaux, réfectoire. Le président de l’antenne Montpellier-Hérault, Pierre Ferrand, nous reçoit et entame sans préambule la poignante partition de la solitude, de la misère, de ces vrais voyages au bout de la nuit. La triste ritournelle close, il explique comment lui et bien d’autres tentent de l’enrayer. Comment la Croix-Rouge peut, à Montpellier, accueillir 35 personnes par nuit mais comment il arrive que la structure en reçoive beaucoup plus – jusqu’à 51 personnes il y a deux ans. Et dans quelle simplicité. «Ils arrivent ici, on ne leur demande rien. Tu as faim, tu manges. Tu as sommeil, tu dors. Une seule règle, pas d’armes, pas de violences. Sinon, on ne refuse personne». Outre le café servi dès 18h30, «on offre de la soupe et du pain à ceux qui vont rester dormir», explique-t-il. Levé sept heures, avant que n’arrivent les bénévoles de jour pour les petits déjeuners, les douches etc. Un balai qui se répète du 17 novembre au 31 mars, période du Dispositif Hivernal d’Urgence (DHU).
L’Avitarelle, Adages, Gammes : toutes ces associations proposent aussi des solutions d’hébergement d’urgence. Certaines parviennent même à offrir des nuitées d’hôtel aux plus nécessiteux. Mais «c’est rare et ça coûte cher… Or les associations n’ont pas des moyens énormes…». Les organes municipaux et départementaux de cohésion sociale – CCAS, DDCS, DDHAS, SIAO… – ne parviennent pas à éradiquer les situations de grande détresse et d’isolement. Les structures existent mais l’argent public manque. « Ils font avec ce qu’on leur donne, mais dans le domaine du social et de l’exclusion, il y a de moins en moins moyens. »
…Trop peu de places
En dépit des efforts consentis, le bilan demeure donc insuffisant : un peu plus de 500 places au total selon les chiffres de Midi-Libre en 2012. Trop peu au regard des besoins : entre 500 et 1500 personnes selon les périodes et les estimations – forcément très aléatoires. Au 115, le numéro d’appel d’urgence du SAMU Social, «quand vous avez quelqu’un au bout du fil, il ne sait pas où vous faire dormir… On vous renvoie vers la Croix-Rouge», se désole un SDF rencontré devant le portail du bâtiment et bien au fait de la situation. «La Croix rouge, elle est au bout du bout du bout, ils ont des bénévoles formidables, ils récupèrent toute la misère que le 115 n’a pas pu gérer» poursuit-il. Cependant il ne s’agit en vérité pas d’un centre d’hébergement de nuit mais d’un «café de nuit». Les solutions d’hébergement manquent, les effectifs aussi. Le SAMU Social ne parvient pas à satisfaire toutes les demandes. 58% des appels n’ont pas reçu de réponse favorable l’hiver dernier selon la Fédération Nationale des Associations d’Accueil et de Réinsertion Sociale (FNARS).
Une situation bien singulière. À en croire certains sans-abris, Montpellier serait une exception : «Ici, il n’y a pas de places. Ailleurs c’est pas pareil.», avance Alexandre, croisé au Square Planchon, face à la gare. «Par exemple à Paris, il y a des centres partout, enchaîne-t-il. Tu trouves des places facilement. Dans le nord, il y a beaucoup plus de centres. Peut-être parce qu’il fait plus froid». Il faut dire que le « Plan grand froid », qui permet d’accroître le nombre de places disponibles, n’est mis en place qu’à une température de -5°C ressentis… Pas si fréquent à Montpellier. «Moi j’étais à Mulhouse, renchérit Joseph, il y a avait toujours de la place, surtout l’hiver. Tu vas voir les associations et on te trouve une place».
«Donnez-moi une couverture mais je ne veux pas rester là»
Les places ne sont pas pléthoriques et c’est regrettable. Mais surtout, l’accueil semble inadapté. Où faire dormir les animaux ? Comment séparer les hommes des femmes, les malades des bien-portants? Comment garantir la sécurité des personnes ? Un véritable casse-tête logistique que bien des associations ne peuvent solutionner par manque de moyens. Alors on essaye, on bricole. A la Société Saint-Vincent-de-Paul, centre ouvert le week-end seulement, les bénévoles avaient expérimenté la mise à disposition d’un chenil dans le bâtiment attenant. «On s’est dit : c’est pas compliqué, les hommes on les met là et les chiens on les met au chenil. Mais les chiens hurlaient toute la nuit. Tellement que les voisins d’en face se plaignaient.». Désormais les animaux ne sont plus tolérés à Saint-Vincent-de-Paul. L’alcool non plus, depuis toujours, et «si on veut fumer c’est à l’extérieur» de la structure, dans la rue. La Croix-Rouge, elle, autorise les animaux, «enfin pas les meutes hein !», précise son président. Cela pose aussi des problèmes de surveillance, notamment, de sécurité et d’hygiène aussi. «Les animaux restent avec leur maître et ne bougent pas. C’est une condition. Ils ne déambulent pas», indique Pierre Ferrand.
Parmi les autres conditions : être majeur. Et c’est là une des difficultés des bénévoles. En effet un signalement à la Police est obligatoire pour toute personne mineure se présentant dans un centre. S’ensuit une procédure de replacement en foyer. De quoi décourager les plus jeunes, qui préfèrent éviter ce système. Ils restent dehors.
«C’est malheureux mais il y a plusieurs populations… il y a une hiérarchie», raconte François. Et dans cette hiérarchie de la rue, outre les mineurs, «Les sans-papiers sont les plus en insécurité». N’ayant pas accès aux mêmes aides, devant parfois masquer leur identité ou leur origine, ils sont les laissés-pour-compte du bitume… En marge de la marginalité. «Obtenir un hébergement d’urgence pour un sans-papiers, c’est un enfer».
Dans la rue il y a aussi les addictions. L’alcool bien sûr, mais aussi d’autres substances, aux ravages plus soudains. Ceux qui les traînent n’ont pas leur place dans les centres. «La population des toxicos, des vendeurs de Subutex, ils ne viennent pas là. Ils ont leurs squats. Mais leurs squats, ce sont des squats collectifs», avec leur lot d’insécurité, d’insalubrité et de drames. Ce sont donc les plus vulnérables, les plus «abîmés» qui restent dehors, du fait de l’inadaptation des centres.
A la Croix-Rouge comme ailleurs, on le concède volontiers. «Il y a des gens qui viennent ici et qui ne veulent pas donner leur nom, qui ne veulent pas passer par le SIAO, qui ne veulent pas passer par CORUS… C’est comme ça. Il y en a qui demandent : » Donnez-moi une couverture mais je ne veux pas rester là »». Même si les lieux sont «sécurisés», les sans-abris l’assurent «là-bas ce n’est pas sûr». «Quand tu y vas, tu mets les chaussures sous le matelas, tu te mets dessus et tu bouges pas».
L’alternative : «La débrouille, le squat !»
Pour ces «populations» de la rue, les centres d’ hébergement n’apportent rien. Sinon un renforcement de leur sentiment d’exclusion. Mais on comprend aisément l’impuissance des travailleurs sociaux et des bénévoles. Comment accueillir un héroïnomane ou un sans-papiers, avec ce que cela implique de risques sanitaires parmi des mères de famille et leurs enfants ou des travailleurs n’ayant pas les moyens de se loger ? Les besoins sont si variés, si nombreux. Les structures en place ne peuvent y répondre pleinement. Et leurs moyens dérisoires ne leur permettent pas de s’adapter à l’hétérogénéité de cette « demande ». Alors bien souvent, c’est le choix de la débrouille qui s’impose : le «squatting».
Une alternative illégale certes, mais ô combien légitime face à la foultitude de logements vacants en ville. «Oh oui ! À Montpellier, des squats il y en a pleins. Bon je vais pas donner les adresses, mais beaucoup de gens vivent dans des squats. C’est pas génial niveau sécurité, il y a des vols, des bagarres… Il faut faire gaffe. Puis il y a les expulsions aussi. Mais tu peux être bien… c’est de la débrouille quoi.» Cette autre voie, beaucoup semblent l’avoir empruntée à entendre les confidences des sans-abris sur le sujet. Surtout du côté des Facultés et de Castelnau-le-Lez, «de plus en plus». Les «Moi-même je vis dans un squat» se comptent par légions, empressement suivis d’une kyrielle de prudents : «Mais je dois rester discret». Souvent, on se dit «hébergé» pour ne pas révéler l’emplacement de ces abris de fortune, et pour ne pas se les faire piquer.