Pères, enfants, Marcel Rufo analyse une évolution sociétale
Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans l’étude des enfants et des adolescents ?
Avant de faire médecine, j’ai étudié la philosophie. Alors, une fois en médecine, son côté scientifique et technique me plaisait, mais la dimension plus globale de l’histoire du sujet, des relations avec sa famille, de la représentation de sa maladie me manquaient… Et, naturellement, je me suis dirigé vers la neuropsychiatrie. De grandes figures m’ont formé : Henri Gastaut ndlr, neurologue spécialiste de l'[épilepsie] et Arthur Tatossian [ndlr, psychiatre phénoménologue auteur de La phénoménologie des psychoses]. Toutefois, la psychiatrie m’ennuyait. Je suis donc allé en pédiatrie : l’histoire des enfants malades et comment on s’occupe d’eux m’a passionné.
Avez-vous été influencé par des personnes comme Françoise Dolto ?
Bien sûr. Elle a permis de dire aux gens que les symptômes apparemment médicaux, avaient un sens psychique. Elle a ouvert le champ de l’enfance. Dolto a permis de comprendre les mécanismes inconscients des enfants, comme le pipi au lit.
C’est parce que les pères ont une incidence directe sur leurs enfants que vous avez écrit un ouvrage sur eux ?
Non, j’ai écrit ce livre sur les pères pour deux autres raisons. La première est le changement très incroyable de la paternité depuis quelques temps. Les pères ont fait des progrès immenses. Puis, la seconde raison est que, très souvent, les psychologues disent pour un enfant en difficulté, avec un mauvais comportement : « mais que fait le père ? Où est l’autorité paternelle ?« . Nous sommes face à une véritable grande bascule dans notre temps face aux progrès énormes du féminisme, de l’égalité des sexes. En même temps, il ne faut pas oublier les rôles bien différents du père et de la mère pour élever un enfant. Je crois que c’est un moment important pour travailler la relation père-fils.
C’est quoi être père aujourd’hui ? En quoi son rôle est différent de celui d’hier ?
Aujourd’hui, les pères osent s’occuper des bébés. Ils sont vraiment admirables. Je suis personnellement sidéré. Ils viennent de plus en plus nombreux à mes conférences. Il y a une quinzaine d’années, quand je faisais des exposés, il n’y avait que des mères et des grands-mères. Les pères sont aussi plus présents lors des séparations. Ils n’abandonnent plus systématiquement, comme avant, l’enfant. Les pères actuels sont beaucoup plus remarquables que les pères que nous avons été.
A quoi est due cette évolution ?
Je pense que c’est du au féminisme, à l’égalité des sexes. C’est un des effets latéraux de Mai 1968. A dire que nous sommes égaux, nous sommes également égaux devant les enfants. Néanmoins, la mère reste plus importante. D’abord, c’est elle qui décide d’avoir un enfant ou pas. Après, pour les enfants, la mère est plus sûre que le père.
Quelles sont les différences entre le rôle du père et celui de la mère ?
Ce serait mal comprendre les choses que de dire que nous sommes tous égaux. Il faut être égaux dans la différence. C’est quelque chose d’assez essentiel. Le bébé va observer les différences entre son père et sa mère. Il s’agit pour lui de trouver les différences pour grandir.
Comment un enfant peut se construire dans un couple de même sexe ?
Je suis favorable à l’homoparentalité. Ce, avec des aménagements qui permettraient de ne pas tomber dans la critique plate d’une seule identification sexuée. Dans le cadre de l’adoption homoparentale, il faudrait que ce soit les deux familles qui adoptent l’enfant : les grands-parents, les oncles, les tantes, les cousins… Comme cela, on aurait pas ce que disent les psychanalystes, à juste titre, le trouble de l’identification.
Y-a-il plusieurs sortes de paternité ?
Oui, il y a plusieurs pères. Malgré ce que l’on croit, nous n’avons pas qu’un père biologique. Le père ne se résume pas au chromosome. Le père biologique, réel, devient rapidement le père imaginaire. C’est à dire, que sur son père, l’enfant va très vite imaginer des choses qui ne sont pas. Il construit autour du père, une enveloppe de héros. Pour l’enfant, le père est magnifique. Puis, à l’adolescent, l’image change : le père n’est plus si magnifique. Puis, finalement, on se dit « j’aime bien cet homme pour ses défauts aussi« . En même temps, viennent s’agréger des pères de compléments : un patron, un éducateur, un instituteur… Pour Camus, par exemple, son instituteur Louis Germain était un père.
Les pères de littérature existent-ils ?
Absolument. Salinger [ndlr, écrivain américain auteur de l’Attrape-coeurs], qui vient de mourir [ndlr, le 27 janvier 2010], était l’un de mes pères de littérature.
Pensez-vous qu’un enfant peut se construire avec un père absent ?
Cela dépend de l’absence. Le père qui est parti, et que la maman a aimé, n’est pas complètement absent. La mère peut dire : « il ne voulait pas vivre avec nous, mais moi je voulais que tu sois-là« . Cela construit l’enfant. Il va même beaucoup plus l’idéaliser. Ce père absent-là va rester beaucoup plus longtemps un héros. Le père inconnu, celui dont la mère ne parle jamais, est plus dommageable. Cela fait de lui le père secret, comme s’il y avait quelque chose de honteux. Les histoires doivent être dévoilées aux enfants, tout en les poétisant. L’enfermement dans un secret créé des troubles pour l’enfant, surtout pour un enfant fragile.
Que pensez-vous du phénomène des familles recomposées ?
C’est un mécanisme qui prend une ampleur presque majoritaire dans les grandes villes. Les couples qui se composent maintenant ont 10% de chance de ne pas survivre au bout de cinq ans. Je ne discute pas de la progression sociale du fait de vouloir être heureux à tout prix et de ne pas se sacrifier pour des enfants. Mais, pour eux, c’est toujours difficile, c’est un facteur de difficultés. Et on a beau se raconter ce que l’on veut : « on s’entend bien, on fait des gardes alternées« , c’est difficile pour les enfants.
Quel statut donner au beau-père ?
Cette histoire de donner un statut aux beau-parents est une bêtise ndlr, référence est faite au [projet de loi envisagé par Nicolas Sarkozy sur un « statut du beau-parent »]. Issu d’un premier divorce, l’enfant doit déjà partager son temps entre son père et sa mère. Ce qui veut dire que si l’on donne un statut au beau-père, il devra encore plus se partager en cas de second divorce. Et ainsi de suite… Quand est-ce qu’il va avoir un weekend pour lui ce pauvre malheureux ? Le beau-père n’a pas à avoir des droits sur l’enfant. Le beau-père a le rôle que l’enfant lui donne. Ce n’est pas une loi qui va créer l’affection.
Que pensez-vous du phénomène du parent-copain ?
Il ne faut pas être copain avec ses enfants. C’est là un point très important de la difficulté de notre temps. Les parents qui veulent séduire, les pères notamment, n’ont pas à le faire. Ils doivent être parent, avec toutes les limites. C’est un excès du progrès : le père toujours jeune, toujours séduisant, qui comprend tout, qui joue à être un peu trop jeune. Il faut qu’il soit vieux, qu’il vieillisse.
Pensez-vous qu’aujourd’hui les parents n’ont pas assez d’autorité ?
L’autorité d’avant, l’autorité pater familias était bête. Mais, entre l’autorité idiote et pas de limites, je crois qu’il faut trouver un juste milieu. S’il est interdit d’interdire, selon le grand slogan de 1968, il est fondamental de donner son avis. Il faut mettre des limites pour que le message passé à l’enfant soit : « je ne veux pas que tu te détruise, je ne veux pas que tu te fasses du mal ». L’autorité est : « je dois dire ma position pour te respecter, non pas pour te plaire« .
Que pensez-vous du phénomène de l’enfant-roi ?
L’enfant devient un « produit » rare. Nous sommes, en France, à 2 de natalité ndlr, selon les [indicateurs de fécondité]. Alors, on ne peut pas supporter qu’un enfant dans lequel on a investi notre avenir, échoue. L’enfant est porteur de toutes les choses que l’on voulait réussir et que l’on a pas réussies.
Le psy et l’écran
Pourquoi faire de la télévision ?
Je pense que la télévision est un extraordinaire accélérateur de connaissances. Pour la vulgarisation, pour la diffusion du savoir, rien ne remplace la télévision. Entre nous, comme moyen de communication, je préfère l’écrit et la radio.
Justement, pourquoi avoir quitté la radio pour faire de la télévision ?
J’ai quitté Europe 1 car durant trois ans, toutes les semaines, j’animais la nuit une émission, c’est lourd et fatiguant. Une autre radio m’a proposé tous les jours de 14h à 16h : c’était encore plus exagéré. Mais, aujourd’hui, je parle tous les jours sur la 5. On pourrait me dire : « tu exagère encore plus« . Voilà que l’on me propose maintenant un prime de 20h30 à minuit sur France 2, en direct. Il ne me manquait plus que cela ! J’avoue que j’atteins presque mes limites physiques et psychiques. J’ai aussi un service à construire. Il faudrait donc que je sois de temps en temps dans la réalité et pas dans le virtuel.
La question centrale de faire de la psy à la télévision est : « est-ce que vulgariser est vulgaire ? ». Est-ce facile ? Je ne crois pas. Je voudrais bien voir certains de mes camarades, un peu critiques, sous la caméra, nous expliquer des choses complexes. Ils ont choisi d’autres voies que je respecte, j’aimerais simplement qu’ils respectent la mienne. Il faut faire attention à ne pas trop en dire, ne pas trop interpréter, mais ne pas rien dire non plus. Sinon, ce n’est pas intéressant. Il faut ouvrir des portes : une émission de six minutes ouvre une porte vers la psychologie.
Comment ne pas dire que Pradel et Dolto, sur France Inter, n’ont pas changé la donne ? [ndlr, en 1976 Jacques Pradel débute une émission sur France Inter, « Lorsque l’enfant paraît » avec la psychanalyste et pédiatre Françoise Dolto qui répond aux questions d’auditeurs sur le thème de l’éducation de leurs enfants] A mon niveau, à la suite de ces grands aînés, j’essaye de diffuser mes connaissances sur la psychiatrie enfantine.
De nouveaux projets ?
Nous allons créer à Marseille un nouvel établissement pour étudier comment guérir la guérison. [ndlr, Marcel Rufo est actuellement chef du service médico-psychologique de la famille et de l’enfant au CHU Sainte-Marguerite de Marseille]
A lire
Chacun cherche un père de Marcel Rufo
La bonne parole, Quand les psys plaident dans les médias de Dominique Mehl
Julie DERACHE