Le 21 décembre 2017, les élections catalanes ont accordé de nouveau une majorité absolue aux partis indépendantistes avec les deux listes « Junts pel Si » (JuntsxCat et ERC-CatSi) et la Candidature d’unité populaire (CUP, extrême gauche). Les indépendantistes catalans ont obtenu 70 des 135 députés régionaux, pour 47,5% des voix. Le Parti populaire s’est effondré, tombant à 3 sièges contre 11 aux élections de 2015. Le président destitué de la région et réfugié à Bruxelles, Carles Puigdemont, s’est satisfait de ce résultat. La tête de liste du parti libéral et anti-indépendance Ciudadanos, Ines Arrimadas, a remporté 1,1 million de voix et 37 sièges au parlement catalan mais elle ne dispose pas d’alliés pour former un gouvernement. Ce parti est né en 2006 afin de se mobiliser contre les politiques nationalistes.
Dimanche 10 décembre, le second tour des élections territoriales en Corse a donné une large victoire à la liste nationaliste « Pè a Corsica » avec plus de 67 000 voix, soit 56,5% des suffrages exprimés, pour une participation de 52,6%. La coalition, menée par l’autonomiste Gilles Simeoni et l’indépendantiste Jean-Guy Talamoni, a ainsi remporté 41 des 63 sièges de l’Assemblée de Corse.
Suite à ces deux victoires, les réactions se sont enchaînées. Du côté des Catalans, le président indépendantiste sortant du gouvernement régional, Artur Mas, a revendiqué la victoire, en lançant : « Nous avons gagné ! » « Le oui l’a emporté, mais c’est aussi la démocratie qui a gagné. Nous avons un mandat démocratique (…), nous avons une énorme légitimité pour aller de l’avant avec notre projet ». Du côté de l’Île de Beauté, Michel Castellani, député nationaliste de la première circonscription de la Haute-Corse, a déclaré : « Le gouvernement doit maintenant prendre en compte la volonté des Corses de vivre démocratiquement leur autonomie. Il doit cesser de mépriser leurs élus et élaborer avec eux le cadre institutionnel de l’île. »
Regards croisés sur « la question catalane »
Si pour la Corse, les revendications d’indépendance ne sont pas d’actualité, elles le sont pour la Catalogne. Christophe Roux dans La Démocratie espagnole évoque cette « question catalane au coeur des tensions qui fragilisent la gouvernabilité de l’Espagne ». Se pose alors le problème de la légalité constitutionnelle. Mariano Rajoy, le Premier ministre espagnol, en appliquant l’article 155 de la constitution de 1978, a défendu « l’intérêt général de l’Espagne », affirmait-il. Cette légalité imposée par Madrid se fonde sur la constitution, votée par le peuple. La légitimité populaire à laquelle s’attachent les indépendantistes n’est donc pas à un seul sens. Le fondement juridique d’une démocratie semble intrinsèque à sa nature.
Christophe Roux est professeur de science politique à l’Université Nice Sophia Antipolis et chercheur au CEPEL de l’Université de Montpellier. Il est l’auteur de Corse Française et Sardaigne italienne. Fragments périphériques de construction nationale (2014) et de La Démocratie espagnole. Institutions et vie politique (2016), co-dirigé auprès d’Hubert Peres.
Selon lui, l’État espagnol souhaite maintenir l’intégrité de son territoire, dès lors, « il n’a aucun intérêt à l’indépendance de la Catalogne ».
Juan Serrano Moreno, chercheur à l’Université de San Diego au Chili, docteur en science politique à l’Université Paris Sorbonne et avocat membre du barreau de Madrid, rappelle l’illégalité actuelle d’un tel référendum qui nécessiterait une « révision de la constitution, accompagnée de la dissolution du gouvernement ainsi que d’élections générales puis régionales ». De plus, il précise que « leur revendication d’une autonomie fiscale ne pourra être acceptée. Elle existe au Pays Basque mais c’est une anomalie ». La Catalogne a par ailleurs « plus de compétences qu’un état fédéral, comme un lander en Allemagne » souligne-t-il.
Les deux chercheurs s’accordent sur la radicalisation programmée des nationalistes catalans. Selon Juan Moreno « le parti nationaliste catalan, qui a voté l’investiture du premier mandat de Rajoy, s’est reconverti en parti indépendantiste ». Christophe Roux confirme ce conflit ouvert avec Madrid engagé lors de l’organisation du référendum : « On opposait une logique politique à des règles juridiques (…) c’est fait pour entrainer une réaction de l’état espagnol qui servira à fonder la critique catalane qui consiste à dire que l’état espagnol est antidémocratique, en empêchant leur expression, en brimant leur liberté et en niant les droits qu’ils revendiquent ». À cet effet, Juan Moreno rappelle que « l’actualité médiatique n’est pas toujours le reflet de la réalité sociale et politique » et que les catalans connaissaient les conséquences de ce référendum illégal : « L’arrestation de leurs leaders politiques et les violences policières faisaient partie de leur stratégie ». Si l’Union Européenne (UE) n’a pas réagi, c’est d’ailleurs car « il n’y a pas eu de violation des droits fondamentaux car l’Espagne reste un état de droit donc nul besoin d’ingérence internationale » précise-t-il. L’indépendance de la Catalogne aurait par ailleurs engendré sa sortie de l’UE, comme l’expliquait la Commission Européenne dans un communiqué du 2 octobre. Cette potentielle sortie de l’UE faisait partie du mensonge fait à l’opinion publique, selon Juan Moreno, lorsque Carles Puigdemont avait annoncé que l’UE les soutiendrait et que les entreprises ne fuiraient pas de la Catalogne.
Naissance d’une identité propre et nature des revendications nationalistes
Mais alors comment a-t-elle pu naître une telle identité catalane ? Selon Christophe Roux, elle s’est appuyée sur un « climat favorable en Espagne, marqué par une crise économique forte post-2008 et une désaffection des partis traditionnels ». Cette identité catalane, semblable à l’identité corse, repose sur trois dimensions « une dimension culturelle avec une langue régionale et une histoire propre, comme en Corse. Une dimension socio-économique avec une protestation des riches et un sentiment d’injustice, pour la Catalogne, affirmant être la région la plus dynamique d’Espagne, et à l’inverse, en Corse comme en Sardaigne, où la pauvreté de la région est présentée comme un motif de grief et de critique de l’état central. Ils affirment que l’État les néglige de par une situation structurelle défavorable. Enfin, une dimension politique avec une volonté d’autonomie, en terme de pouvoirs institutionnels ».
Christian Castelli, ex-directeur de la filiale de Totale en Corse, est l’actuel président de l’amicale des Corses de Montpellier, créée sous forme de mutuelle avant 1900. Il affirme que l’identité corse est fondée sur « un attachement à sa famille, à son village d’origine, à ses traditions et à sa terre » ; Mais aussi sur une histoire dont ils sont fiers : « on a dénoncé aucun juif à Vichy et on s’est auto-libérés en 1943 ». Mais la nature des revendications diffère de la Catalogne, puisqu’ils ont en commun « la co-officialité de la langue corse voulue » mais réclament aussi « la possibilité de légiférer sur le domaine quotidien, comme pour le logement, en appliquant le principe de subsidiarité, ainsi que de rapprocher les prisonniers politiques corses ». Parmi les 48% de nationalistes corses « seulement 7% sont indépendantistes contre un grand nombre d’autonomistes » précise-t-il. Ils réclament une plus grande autonomie de gestion, en dehors des pouvoirs régaliens. Selon Christian Castelli, entre la victoire aux élections et la création d’une collectivité unique avec 5000 fonctionnaires, « leurs revendications vont devoir être écoutées par le gouvernement car c’est l’expression de la démocratie ». Il rappelle que dans les années 1970, l’Action Régionaliste Corse (ARC) s’est heurtée au pouvoir clanique des partis politiques majoritaires (RPR et PRG à l’époque) qui avaient la main mise sur le territoire. Reste à voir si La République en Marche d’Emmanuel Macron sera favorable à l’ouverture d’un dialogue.
Construction d’une « nation catalane artificielle » et « différenciée de la vie politique de l’Espagne » – Juan Moreno
Juan Moreno dément l’existence d’un processus de construction nationale remontant à cinq siècles, comme l’affirmait Josep Fontana. Selon lui, cette identité nationale date de « la fin de la transition démocratique, dans les années 1980, faisant suite à l’autonomie catalane, obtenue par référendum en 1979. Ainsi commence le processus de construction du nationalisme avec la Catalogne qui obtient une administration régionale et des organes représentatifs propres ». Un fait important à souligner est l’absence de l’État dans ce processus de construction nationale, Juan Moreno l’explique : « avec la forte décentralisation et l’état des autonomies, on a transféré les compétences d’éducation et de contrôle des médias publics du centre vers la périphérie ». On se retrouve ainsi avec « un espace public différencié de la vie politique de l’Espagne où le Parti populaire, premier parti national, se retrouve cinquième en Catalogne ».
Christophe Roux rappelle dans son ouvrage La Démocratie espagnole que « en envisageant l’État-nation comme un idéaltype, il est possible d’appréhender l’Espagne comme (un) État-nation en dépit de la Catalogne ». Cependant, les communautés de l’article 151 ont reçu plus de compétences et de ressources, ainsi le processus de nation building est asymétrique en fonction des 17 communautés autonomes : « l’asymétrie juridique entre territoires (…) a posé les bases d’un système instable par nature », rappelle l’auteur.
Cette instabilité se retrouve également dans la complexité identitaire de la population catalane. En effet, dans une enquête du Centro de Investigaciones Sociologicas (CIS), reprenant le questionnaire de Juan Linz, publiée en septembre 2015, 42,1% des sondés se déclaraient « autant espagnol que catalan » ; 25,1% « plus catalan qu’espagnol » ; 21,5% « uniquement catalan », 5,3% « uniquement espagnol » et 4,4% « plus espagnol que catalan ». Cependant, le réveil des anti-indépendance ne date pas des dernières élections puisque depuis les années 90 les espagnolistes affirment « que l’Espagne ne peut se concevoir que comme une nation unitaire », rappelle Christophe Roux. Cette thèse a été un temps discréditée par le franquisme, puis « le Parti populaire a eu abondamment recours, entre 1996 et 2004, à la thématique du ‘patriotisme constitutionnel’ » pour y remédier.
Néanmoins, ces nationalistes de Madrid sont souvent discrédités, comme le rappelle Juan Moreno : « Il y a un mythe de supériorité culturelle et économique de la Catalogne face au reste de l’Espagne qui serait plus développée, plus démocratique car les catalans seraient plus travailleurs, plus compétents et plus intelligents ». Cela remonte à leur origine de bourgeoisie industrielle. C’est d’ailleurs un mythe qu’entretient le réseau clientélaire pro-nationaliste de l’élite catalane, constitué de « 3000 personnes activistes-militants financés par la Catalogne » selon Juan Moreno.
Alors que Carles Puigdemont signait le 11 octobre la déclaration d’indépendance de la Catalogne, Artur Mas avait déjà initié ce processus lorsqu’il était président de la Généralité suite à une résolution votée le 9 novembre 2015, par le parlement catalan, qui proclamait le « début du processus de création de l’État catalan indépendant sous la forme d’une république ». D’une déclaration unilatérale à une autre, sur fond de construction nationale protéiforme, l’indépendance de la Catalogne semble être compromise. À tel point que l’indépendance de la Corse, souhaitée « pas avant 15 ans » selon Christian Castelli, se concrétisera peut-être avant.
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