Guy Birenbaum : « Que font les journalistes dans cette galère? »

Par le 14 décembre 2008

Le chroniqueur Guy Birenbaum, qui sort actuellement un livre intitulé « Cabinet noir » aux éditions Les Arènes, s’attelle à démonter une à une les illusions qui survivent encore chez deux journalistes de demain. Sans langue de bois, il critique la pertinence des États Généraux autant que celle des contre-États Généraux de la presse. Il va jusqu’à remettre en cause la légitimité même du journaliste.

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Les États généraux de la presse, « une mascarade »

Quelle est votre position par rapport à l’organisation des Etats généraux de la presse par le pouvoir exécutif ?

Je suis totalement contre. C’est une mascarade. Le problème, c’est de savoir pourquoi les journaux ne marchent pas. Mon sentiment, c’est qu’il y a une forme de connivence. Ce n’est pas sous les lambris et sous les ordres de l’Élysée qu’on doit régler les problèmes d’une corporation, dont l’un des fondamentaux est l’indépendance par rapport au pouvoir. Ceux qui vont chercher de l’argent pour ne pas sombrer parce qu’ils n’ont plus de lecteurs, qu’ils ne se demandent pas pourquoi ils sont muselés.
Je pense qu’ils sont tellement habitués à un système subventionné qui leur a permis de survivre jusque-là qu’ils ne voient même pas le problème. Qu’ils se demandent pourquoi leurs journaux ne marchent pas ! Selon moi, un des éléments de réponse, c’est le sentiment général, vrai ou faux, partagé par les jeunes générations et les gens qu’on voit sur Internet, qu’il y a une forme de connivence. Et comment mieux incarner cette connivence qu’en se mettant dans la main du président ?

On voit que l’État envisage un véritable Plan Marshall de la presse dans les prochains mois, mais on peut observer que les rapports dont s’inspire l’Élysée préconisent ensuite un effacement de l’État dans ce domaine par une suppression des aides directes accordées à la presse…

Oui, donc tout ça est paradoxal et assez peu compréhensible. Je ne comprends pas ce que des gens très intelligents comme Bruno Patino, pour qui j’ai beaucoup de respect, font dans cette galère. Et entre parenthèses, mes amis d’Internet ont aussi claqué la porte quand ils ont compris qu’ils n’avaient pas accès au pognon. Sans vouloir faire de procès d’intention, la vraie raison c’est ça : si on leur avait dit « On va budgéter quelque chose pour les sites Internet indépendants », ils seraient restés.
On est un peu suspicieux quand on connaît les rapports entre le président de la République et les patrons de presse. Je ne les ai pas inventés. La particularité française est là : combien y a-t-il de groupes indépendants en France ? Il y a Alain Weil, qui a fait RMC Info, BFM TV, La Tribune et puis sinon il y a Bertelsmann et Prisma, groupe étranger qui ne fait que de la presse. Les autres font du BTP, des avions, des armes, et je travaille parfois sur une antenne, Europe 1, dont le patron vend des armes. Donc si vous voulez, cette proximité est problématique, c’est l’exception française, un peu comme en Italie, alors qu’autour de nous, en Allemagne, en Angleterre, il y a des grands groupes plurimédias indépendants. Mais le Président de la République a raison de dire que les seuls qui sont prêts à financer en France, c’est Pinault, Lagardère ou Bouygues.

Il n’y aurait pas de « Murdoch » à la française ?

Si, il y a Alain Weil, mais c’est de l’« info low cost ». Regardez comment ça se passe : ils viennent de lancer un journal de sport, qui concurrence ce qui peut, c’est de la précarité, des petits contrats pour les journalistes, du copier/coller sur Internet. Ce n’est pas terrible. Puis se rajoutent à tout ça les gratuits qui ont amené des gens qui ne lisaient pas. Mais est ce que ça leur a fait acheter des journaux ? Vu les résultats de Métro et de 20 minutes qui sont déficitaires. Attention, je ne suis pas un ayatollah comme tous nos amis de la presse écrite qui ont hurlé en disant que ça leur volait des lecteurs, alors que la concurrence, même avec un gratuit, ça doit justement en amener. Il y a une émulation, c’est concurrentiel. Mais si les autres voulaient que leurs journaux soient achetés, ils devraient les faire moins chers et meilleurs. Parce que de ce point de vue-là, moi je n’achète plus les journaux depuis cet été. Je suis « addict » de l’info, mais pourquoi m’embarrasser avec ces papelards ? Le Parisien, qui n’est pas un mauvais journal, il faut 5 minutes pour le lire, Libération, 10 minutes…Le Monde, Le Figaro, on peut lire le contenu en ligne. Pourquoi avoir un budget presse absolument délirant ?

Oui, mais ce sont les gens qui achètent le papier qui financent les sites internet des grands journaux…

Je suis d’accord, mais les journalistes ont un problème car ils considèrent qu’ils doivent être payés une deuxième fois quand ils sont publiés sur le net. Moi je suis désolé, je travaille pour un patron, je ne veux pas être payé en plus si je suis publié sur Internet. Il faut arrêter les conneries. Ils vont le chercher où l’argent ? Ils n’ont pas fait la preuve de leur capacité à le ramener. Donc je comprends pourquoi ils ont besoin de subventions, mais qu’ils se demandent d’abord pourquoi les gens ne lisent pas leurs journaux et pourquoi ils sont mauvais. Parce qu’ils sont mauvais !

Le rapport Montaigne, que l’on peut consulter sur le site des États généraux, n’hésite pas à citer ouvertement la concentration, par le biais des grands groupes plurimédias comme celui de Silvio Berlusconi, comme gage de pluralisme…

La caractéristique du sarkozysme, c’est la décomplexion. Je vous rappelle quand même qu’en France, l’arrivée d’un système dans le « style » Berlusconi, c’est Mitterrand. N’oubliez jamais que la Cinq, c’est Mitterrand. Sur la publicité, qui voulait sa suppression ? C’était une proposition de la gauche dans les années 80. De toute façon, l’argent débloqué ne suffira pas. Il suffit de connaître un peu des producteurs d’information pour savoir que depuis des mois et des mois, depuis janvier en vérité et cette annonce un peu délirante de Nicolas Sarkozy qui a surpris tout le monde, il ne se passe plus rien. Ça n’a pas été préparé et du coup, les productions à la tv ont été gelées dans plein d’endroits. Il n’y a plus de décision à France Télévision depuis 6 mois. Ça, c’est un vrai problème. Donc mon sentiment, c’est qu’il ne faut pas hurler car la suppression de la pub à la télé est une proposition historique de la gauche, mais telle qu’elle est faite de la manière actuelle, c’est insuffisant. Surtout qu’ils ne veulent pas entendre parler d’augmentation de la redevance, alors qu’il faudrait le faire en vérité. Déshabiller Paul sans le rhabiller, il va être à poil. Ils ont de la choucroute dans le cerveau nos amis journalistes. Le rapport avec Internet, ils ne comprennent rien.

Les contre États
généraux de la presse, « bullshit »

Que pensez-vous d’initiatives comme les contre États Généraux organisés par Mediapart et RSF ?

« Bullshit », comme les États Généraux. Je vais vous dire la vérité, ces gens ne m’intéressent pas tellement. Je pense qu’ils n’ont pas compris le monde qui passe sous leurs yeux. Que faire avec des gens qui ne comprennent pas ? C’est un monde de collectionneurs de papillons, où chacun est punaisé. Toi tu es journaliste, toi tu es blogueur, etc. Qu’ils aillent voir des sites américains, le Huffington Post, Slate. Des sites qui font cent fois leur trafic au quotidien.
Ces gens n’ont pas compris le monde qui passe sous leurs yeux. Les contre États Généraux, je n’y crois pas du tout. C’est encore une fois une réflexion qui n’est basée sur rien qui ait un rapport avec la réalité, ni économiquement, ni sociologiquement, ni politiquement. La réalité, c’est Le Post, Facebook, Netvibes, c’est pas : « Je vais vous faire un journal tellement chiant que vous allez même pas le regarder sur Internet ». Mediapart, ça tombe des mains. Des papiers de douze kilomètres, c’est la négation du net ! C’est le Monde diplomatique, pour se faire mal aux yeux. C’est une utopie sympathique, mais ils sont dans l’idéal de la presse. La réalité du net n’est pas celle qu’ils voudraient.

François Bonnet de Mediapart explique qu’en claquant la porte, il voulait faire réagir les personnes de la commission pour que les États Généraux soient placés sous l’égide du Parlement.

Oui mais on nous parle de concurrence déloyale, parce qu’il y aurait de l’argent pour les sites adossés à des médias, comme le Monde ou le Nouvel Obs, et pas pour les sites indépendants, mais l’indépendance, ça a ce prix-là justement. Je suis contre ce système. Je ne pense pas que l’argent public puisse subventionner des médias censés être indépendants. Ça pose toujours un problème. Car le problème de Mediapart est simple : Il n’y a pas de modèle économique. Ils doivent monter à un certain nombre d’abonnés, et ils ne le sont pas, donc l’histoire est réglée. C’est une hérésie intellectuelle : Internet, c’est la liberté, la gratuité. Tous les plus grands sites américains sont ouverts. On ne peut pas, sur la culture du scoop, faire marcher un site. Il y a peut-être quelques milliers de personnes, pas plus, pour qui avoir l’information cinq minutes avant tout le monde est important. Cinq minutes après, l’information est partout. Ils n’ont rien compris : c’est la galaxie Gutenberg qui fait semblant d’avoir compris l’arobase. Cela ne me fait pas plaisir de dire ça, mais Internet, c’est gratuit. Le seul qui s’en sort avec ce modèle-là, c’est Daniel Schneidermann. Il s’est fait viré de son émission, donc sur l’émotion il a lancé une pétition, puis un site. On espère qu’en année deux il va retrouver tous ses habitués. Le problème, c’est qu’il ne veut pas de publicité et à mon sens il a tort : il faut arrêter de penser qu’on est dans la main des annonceurs, parce qu’à ce moment là tous les journaux sont dans les mains du pouvoir et c’est le serpent qui se mord la queue.

Ce qui est étonnant, c’est qu’il n’y ait pas de vue commune, de réaction de solidarité de la profession face à l’annonce de toutes ces réformes…

Ils se détestent. Ils vont continuer à se tirer dans les pattes, n’ayez aucune illusion. C’est une guerre entre des individus, il n’y aura jamais la moindre solidarité. On dit qu’ils sont corporatistes, mais ce n’est pas vrai, ils sont corporatifs pour leur titre. Ils n’arrivent pas à se fédérer pour des choses comme la clause de conscience, mais en revanche, parlez leur du secret des sources, et tout le monde est debout. Je ne regrette pas de ne pas avoir la carte de presse. Quand quelqu’un me dit que ce que je fais n’est pas du journalisme, je réponds merci.

Internet et journalisme, incompatibilité ?

La solution à tous ces maux se trouverait-elle sur Internet ?

Mais c’est qui Internet ? Ce sont les internautes. Il n’y a pas de deus ex machina super intello au-dessus. Chacun écrit ce qu’il a envie de lire, Plenel a fait ce qu’il avait envie de lire, sauf que son problème, c’est qu’il a fait Le Monde… De 1963 ! Je pense que, dans pas mal de domaines, l’expression « c’était mieux avant » n’est pas fausse, mais avec Internet ce n’est pas possible. Grâce aux nouveaux moyens c’est terminé : avec un petit appareil photo, je peux faire un reportage tout seul, et je peux le mettre en ligne en dix minutes. Ce qu’il faut que ces gens comprennent, c’est qu’ils ne sont pas adaptés à la planète telle qu’elle est.

A votre avis, peut-on abandonner le journal papier pour les sites Internet ?

Je ne sais pas. Semble t-il qu’un jour oui. Autant je ne crois pas du tout que les livres disparaîtront, autant les journaux, tels qu’ils sont là, ils seront morts. Parce qu’en France, il y a cette particularité qui fait qu’on ne pourra jamais s’en sortir, sauf avec la pompe à finance ou des mécènes… Bernard Arnault, François Pinault, Alain Weil… Mais ce n’est pas viable, ni louable. Et le jour où Lagardère en aura marre de paumer du pognon avec ses journaux… Alors évidemment, il a besoin d’Europe 1, du JDD, donc on peut toujours espérer. Mais on en vient à espérer qu’il ait besoin, pour son influence, de garder du papelard, pour que la presse survive ! S’il y a bien un truc dont je suis sûr, c’est que le journaliste n’a pas son destin entre ses mains.

Cependant, il y a une tendance actuelle qui veut que les annonceurs préfèrent se tourner vers les sites de service comme Google ou Yahoo plutôt que vers les sites d’information…

Le Post fait 30 000 € de recettes publicitaires mensuelles. Donc c’est à perte (ndlr : c’est I-Régie.com, filiale du Monde Publicité et du Monde Interactif, qui commercialise l’offre Internet du Post). Ça parie sur un développement qui permettra à échéance de devenir rentable, mais ce sont des investissements lourds de 3 ou 4 ans, que ne peuvent pas faire les indépendants. Ou alors ils se regroupent, ils se fédèrent, ils acceptent la publicité comme Bakchich, mais ils n’ont pas une thune. Pourquoi moi je suis sur le Post et pas sur les autres ?

Donc pour vous, le système des blogs est plus viable que celui d’Internet ?

Les sites adossés à des grands médias sont des sites plus viables que les indépendants. Comme dans l’édition, etc. C’est logique. Sachant qu’on aborde une crise terrible, je préfère être là où je suis que petit blogueur sur un site qui fait 10 ou 100 fois moins de trafic.

Et quel est le trafic sur le Post ?

Ma page perso fait tous les mois entre 350 000 et 400 000 visiteurs uniques, et un peu plus de 500 000 pages vues, donc le Post commence à être très costaud, mais ce n’est pas encore rentable.

Qu’est ce qui vous a poussé à vous lancer dans un blog ?

François Filloux, patron de 20 minutes, m’a dit que j’avais tout pour faire un blog : mon style d’écriture, mon côté en dedans/en dehors. Du coup je l’ai fait et ça a explosé. Puis le Post m’a proposé une rétribution.

Vous nous disiez tout à l’heure ce que vous pensiez de Mediapart, que pensez-vous des sites gratuits comme Rue89 ?

C’est la même chose. Ce n’est pas parce que c’est gratuit qu’ils n’ont pas la même chose dans la tête. J’aurais pu travailler avec eux, mais ils ne savent pas quoi faire de moi. Moi j’ai l’esprit du net. Donc, je n’entre pas dans leur case. Je suis trop déconneur pour eux, ils ne sauraient pas quand est ce que ce que j’écris est sérieux ou pas. Mais je fais confiance à l’intelligence du lecteur. Et ceux qui ne comprennent pas ça je les emmerde. Vous savez quoi, je m’en fous. Et eux, ils ont une espèce de charte de déontologie de mes deux qui leur pend au nez.

Alors selon vous, journalisme et Internet ne sont pas compatibles…

Si, c’est tout à fait compatible. Mais je me demande avec quoi journalisme est encore compatible. Moi c’est ça ma question : c’est quoi le journalisme ? C’est un mec qui enquête, qui vérifie, etc. Le problème c’est qu’il y a plein de gens qui en sont capables et qui n’ont pas leur carte de presse. De toute façon le métier de journalisme, c’est formidable : qu’est ce qu’il faut faire pour avoir sa carte de presse ? Le seul critère : 50% des revenus. C’est bizarre non ? Vous connaissez beaucoup de professions définies par la fiscalité ? Et bah voilà, rien qu’au départ ça ne veut rien dire. Donc moi je ne fais aucune opposition à la con entre blogueurs et journalistes. Qu’est ce qu’on en a à foutre ? Si vous avez du talent, écrivez, vous serez lu. Du talent, de la chance et du savoir faire. Les étiquettes, ça suffit. Les gens qui brandissent leur carte de presse, c’est ridicule. Et puis il faut être curieux. La curiosité des journalistes s’arrête de l’autre côté du boulevard Saint Germain. Quant à franchir le périphérique, n’en parlons pas.

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à propos de l'auteur

Auteur : Aurélia Hillaire

Un journalisme passionné et amoureux des mots, la culture comme domaine de prédilection, droit et science politique comme clefs de compréhension du monde. Mes premiers lecteurs sont ceux du magazine culturel Figures libres, à Nancy et à Rouen, courant 2006. Les expériences se multiplieront bientôt en se diversifiant. Un stage au sein de la rédaction d’Arles du quotidien La Provence en 2007 et une expérience de la vidéo, notamment avec une participation au média web alternatif JT du OFF, viendront compléter une pratique quasi-quotidienne… Chroniques mensuelles sur les films à l’affiche dans le magazine des cinémas art et essai Diagonal, critiques théâtrales et responsabilité de la publication du site ruedutheatre.info, chronique Cinéma hebdomadaire sur Divergence FM… Une curiosité qui se conjugue au multimédia et ne demande qu’à élargir encore son horizon : des faits de société à l’actualité internationale, du journalisme judicaire à la critique littéraire…