Après « Pas vu, Pas pris » et « Enfin pris », la troisième partie de la série de documentaires consacrés au système médiatique est à coup sûr un bilan de quinze années de travail sans en être la conclusion.
C’est cette fois-ci la question de la privatisation,en 1987, de T.F.1, la plus ancienne chaine de télévision nationale française, qui sert de point de départ au film. Plusieurs scènes d’archives croustillantes sont au rendez-vous, notamment lorsque Bernard Tapie ou Francis Bouygues défendent devant la Commission Nationale de la Communication et des Libertés, ancêtre du C.S.A, le projet de reprise du leader du BTP au nom du plus culturel et de l’ exigence de qualité qu’il comptaient y apporter. A les entendre, T.F.1 deviendrait la chaîne de la retransmission de la pelote basque et de l’opéra.
Si le film fait apparaître la plupart des grands noms de l’audiovisuel, il dévie très vite vers l’auto-critique et vers une réflexion sur la capacité du système médiatique à absorber la critique. Pour continuer son travail, le réalisateur devra alors faire appel au « mystérieux » journaliste Sud-américain Carlos Pedro, qui ne diffère du réalisateur que par une barbe de trois jours et par un étrange accent. Le spectateur pourra également assister à la cérémonie mouvementée de remise du trophée de la « laisse d’or » au journaliste de France 2 David Pujadas, récompensant entre autre son interview de Xavier Mathieu, leader des grévistes de l’usine Continental de Clairvoix.
D’une façon générale, ce film pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses et décevra peut-être ceux qui s’attendent à une avalanche de révélations. Mais il a tout de même le mérite de rappeler des faits trop peut évoqués et l’équipe du film nous invite avec un certain talent à rire avec eux des « cadors » de l’information. Un rire entre politesse du désespoir et renouveau des luttes.
Pierre Carles: un documentariste engagé, voire révolutionnaire.
L’objet des films de Pierre Carles n’est pas véritablement de dénoncer les liens qui unissent élites politiques, économiques et médiatiques, considérant que cette donnée est acquise. Il s’agit en fait de souligner l’hypocrisie des acteurs des grands médias qui refusent d’admettre cette réalité, revendiquant objectivité et indépendance en occultant l’auto-censure, la confraternité, leur appartenance au monde des élites.
Ces documentaires sont composés de vas et viens entre images d’archives, interviews et scènes faisant partager la réflexion ou le travail de l’équipe de réalisation, le tout accompagné d’une voix-off qui sert d’appui au spectateur. Si Pierre Carles ne cache pas ses convictions révolutionnaires, l’ambition de ses documentaires sur les médias est plus modeste: « égratigner » l’image de personnages publics sur-médiatisés et toujours présentés à leur avantage.
Vous l’aurez compris, le cinéma de Pierre Carles ne fait pas l’unanimité, et aucun de ses longs métrages n’a jamais été projeté à la télévision. La diffusion de ses œuvres se fait presque exclusivement sur grand écran grâce au réseau de salles de cinéma classées « art et essai » et à un bon nombre de spectateurs fidèles. Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître au réalisateur la cohérence de son œuvre et de son propos.
Filmographie du réalisateur:
Juppé forcément (1995): Film qui revient sur l’élection d’Alain Juppé à la Mairie de Bordeaux
Pas vu, pas pris (1998): Sûrement le film le plus célèbre de Pierre Carles, il traite de la question de l’auto-censure et de l’hypocrisie des grands journalistes de télévision au travers de l’expérience personnelle d’un documentaire commandé puis annulé par la chaîne Canal+.
La sociologie est un sport de combat (2001): Retrace les entretiens et discussions du réalisateur avec le sociologue Pierre Bourdieu. Les analyses de ce dernier sur les médias et la télévision sont essentielles pour comprendre le travail de Pierre Carles. Ces théories, sont notamment exposées dans « Sur la télévision » et « L’emprise du journalisme ».
Enfin pris (2002): Suite de « Pas vu pas pris »
Attention danger travail (2003, coréalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe): Parle de la question du travail et de l’aliénation qu’elle suppose pour un grand nombre d’individus.
Ni vieux ni traitre (2006, coréalisé avec George Minangoy): Revient sur le parcours et le quotidien d’anciens membres du groupe « Action Directe », responsables notamment de l’assassinat en 1986 de George Besse, alors à la tête de l’entreprise Renault.
Volem rien foutre al pais (2007, coréalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe): Suite de « Attention danger travail », s’intéresse cette fois ci à ceux qui, au travers d’initiatives individuelles ou collectives, ont choisit de rejeter le travail ou plutôt de dépasser la vision du travail que nous imposent nos sociétés. Le film donne en effet la parole à des gens dont la vie sociale est très active et dont les activités sont nombreuses.
Choron dernière (2009, coréalisé avec Eric Martin): Retrace le parcours de Gorget Bernier, alias professeur Choron, un des personnages les plus atypiques et anticonformistes de l’histoire de la presse française d’après guerre et cofondateur du journal satirique Hara-Kiri. Le film pose également la question de son héritage dans le champ de la presse satirique française, critiquant notamment l’attitude de Philippe Val à la tête du journal Charlie Hebdo.
Fin de concession (sortie le 27 octobre 2010)
Durant l’échange qui à suivit la projection du film, le réalisateur est revenu sur son travail et ses objectifs. Echange dont nous vous offrons un compte rendu:
« Ce que raconte le film c’est que certaines des actions que nous avons menées depuis 15 ans contre les grands médias ne suffisent plus, entre autre en raison de la capacité du système à les digérer et il est donc nécessaire de passer à autre chose, d’inventer une autre façon d’agir. Sans prétendre avoir trouvé la solution, il apparaît clairement que celle-ci doit en tout cas passer par l’action collective. Au travers d’un personnage « don-quichottesque » qui affronte à lui tout seul les moulins à vents médiatiques et dont les actions semblent vouées à l’échec, le collectif vient au secours de la démarche individuelle.
Cette morale du film ne vient pas en amont du projet, elle s’est imposée durant sa réalisation, illustrant ainsi l’un des intérêts du travail documentaire de long terme, qui laisse la place aux tâtonnements, aux expérimentations et aux hésitations.
Le film restitue un chemin pour ceux qui ont élaboré le film comme pour le spectateur. Les doutes, les hésitations sont en effet rarement présents dans les films, nous avons nous fait le pari de désacraliser le tournage. Ce film est le troisièmes long métrage que j’ai réalisé sur les médias et il n’est pas dépourvu d’un bilan critique notamment dans le fait d’avoir été progressivement considéré par le monde médiatique comme une institution de la critique des médias et d’être sujet à la flatterie et à l’éloge, comme le montre l’affiche du film.
Au delà de l’auto critique, le but de mon travail est avant tout de servir de révélateur, il s’agit de pousser les puissants à révéler leur véritable nature. Le film aura également permis, avant même sa sortie, au travers des extrais qui ont étés diffusés, de remettre sur la place publique la question de la privatisation de TF1 et du renouvellement de son contrat de concession. Ce fait est d’ailleurs assez largement ignoré du grand public. Même si aujourd’hui, avec le passage au numérique, la concession a été renouvelée jusqu’à 2023, très peu de gens savent quele droit d’émission de TF1 est théoriquement précaire, et ça ne plaît pas à la chaine que cela soit rappelé. »
Soucieux de mettre en parallèle ce film avec le débat du 6 octobre, nous avons demandé à Pierre Carles de réagir sur l’objet du débat et sur l’alternative proposée par Edwy Plenel au travers du site Mediapart.
« Il existe tout un tas de débats autour de l’indépendance de la presse en ce moment, mais quand ce sont des gens qui ont contribué à cette non indépendance à certaines époques de leur carrière cela me fait doucement rigoler. Il s ‘agit d’une critique bidon, sotte, anecdotique, ou du positionnement opportuniste de gens qui sentent tout d’un coup l’existence d’un business dans la critique des médias et qui s’y engouffrent […] mais il faudrait être très précis dans les exemples et avoir plus de temps pour en parler et ce n’est pas l’objet du film. Mais il y a néanmoins toute une fausse critique des médias qui cherche en fait à simplement réaménager le système. Avec les gens avec qui nous avons mené certaines actions, notre objectif n’est pas d’améliorer le système, c’est de le foutre en l’air. Le foutre en l’air pour le remplacer par autre chose, par un journalisme qui exerce véritablement un contre-pouvoir, qui soit au coté des dominés. Quand on est journaliste, on ne joue pas les portes-micro avec les puissants […], les institutions, avec les gens qui déterminent l’agenda politique, économique ou sportif. Si l’on retirait ce rôle de l’univers du journalisme, c’est 80% de la durée des journaux télévisés français qui disparaissent. »
Interrogés sur la poursuite de leur travail, Annie Gonzalez a annoncé la sortie prochaine du film « Squat » dont elle est la productrice. Réalisé par Christophe Coello, ce film raconte des expérience de vie et d’actions collectives dans un squat de Barcelone. Quand au prochain film de Pierre Carles, il s’agira probablement de la version finalisée du film « Ni vieux ni traitre », qui revenait sur le parcours et le quotidien d’anciens membres d’« action directe » et dont le nom provisoire est « Guerilla…francaise » .