« Fin de concession »: avant première d’un film polémique.

Mardi 19 octobre avait lieu au cinéma Diagonal de Montpellier la première projection de « Fin de concession », le nouveau film du documentariste Pierre Carles, en salle à partir du 27 octobre. Des membres de l’équipe d’Hautcourant étaient à cette avant première, en présence du réalisateur et de sa productrice Annie Gonzalez.

Après « Pas vu, Pas pris » et « Enfin pris », la troisième partie de la série de documentaires consacrés au système médiatique est à coup sûr un bilan de quinze années de travail sans en être la conclusion.

C’est cette fois-ci la question de la privatisation,en 1987, de T.F.1, la plus ancienne chaine de télévision nationale française, qui sert de point de départ au film. Plusieurs scènes d’archives croustillantes sont au rendez-vous, notamment lorsque Bernard Tapie ou Francis Bouygues défendent devant la Commission Nationale de la Communication et des Libertés, ancêtre du C.S.A, le projet de reprise du leader du BTP au nom du plus culturel et de l’ exigence de qualité qu’il comptaient y apporter. A les entendre, T.F.1 deviendrait la chaîne de la retransmission de la pelote basque et de l’opéra.

Si le film fait apparaître la plupart des grands noms de l’audiovisuel, il dévie très vite vers l’auto-critique et vers une réflexion sur la capacité du système médiatique à absorber la critique. Pour continuer son travail, le réalisateur devra alors faire appel au « mystérieux » journaliste Sud-américain Carlos Pedro, qui ne diffère du réalisateur que par une barbe de trois jours et par un étrange accent. Le spectateur pourra également assister à la cérémonie mouvementée de remise du trophée de la « laisse d’or » au journaliste de France 2 David Pujadas, récompensant entre autre son interview de Xavier Mathieu, leader des grévistes de l’usine Continental de Clairvoix.

D’une façon générale, ce film pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses et décevra peut-être ceux qui s’attendent à une avalanche de révélations. Mais il a tout de même le mérite de rappeler des faits trop peut évoqués et l’équipe du film nous invite avec un certain talent à rire avec eux des « cadors » de l’information. Un rire entre politesse du désespoir et renouveau des luttes.

Pierre Carles: un documentariste engagé, voire révolutionnaire.

L’objet des films de Pierre Carles n’est pas véritablement de dénoncer les liens qui unissent élites politiques, économiques et médiatiques, considérant que cette donnée est acquise. Il s’agit en fait de souligner l’hypocrisie des acteurs des grands médias qui refusent d’admettre cette réalité, revendiquant objectivité et indépendance en occultant l’auto-censure, la confraternité, leur appartenance au monde des élites.

Ces documentaires sont composés de vas et viens entre images d’archives, interviews et scènes faisant partager la réflexion ou le travail de l’équipe de réalisation, le tout accompagné d’une voix-off qui sert d’appui au spectateur. Si Pierre Carles ne cache pas ses convictions révolutionnaires, l’ambition de ses documentaires sur les médias est plus modeste: « égratigner » l’image de personnages publics sur-médiatisés et toujours présentés à leur avantage.

Vous l’aurez compris, le cinéma de Pierre Carles ne fait pas l’unanimité, et aucun de ses longs métrages n’a jamais été projeté à la télévision. La diffusion de ses œuvres se fait presque exclusivement sur grand écran grâce au réseau de salles de cinéma classées « art et essai » et à un bon nombre de spectateurs fidèles. Quoi qu’il en soit, force est de reconnaître au réalisateur la cohérence de son œuvre et de son propos.

Filmographie du réalisateur:

Juppé forcément (1995): Film qui revient sur l’élection d’Alain Juppé à la Mairie de Bordeaux

Pas vu, pas pris (1998): Sûrement le film le plus célèbre de Pierre Carles, il traite de la question de l’auto-censure et de l’hypocrisie des grands journalistes de télévision au travers de l’expérience personnelle d’un documentaire commandé puis annulé par la chaîne Canal+.

La sociologie est un sport de combat (2001): Retrace les entretiens et discussions du réalisateur avec le sociologue Pierre Bourdieu. Les analyses de ce dernier sur les médias et la télévision sont essentielles pour comprendre le travail de Pierre Carles. Ces théories, sont notamment exposées dans « Sur la télévision » et « L’emprise du journalisme ».

Enfin pris (2002): Suite de « Pas vu pas pris »

Attention danger travail (2003, coréalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe): Parle de la question du travail et de l’aliénation qu’elle suppose pour un grand nombre d’individus.

Ni vieux ni traitre (2006, coréalisé avec George Minangoy): Revient sur le parcours et le quotidien d’anciens membres du groupe « Action Directe », responsables notamment de l’assassinat en 1986 de George Besse, alors à la tête de l’entreprise Renault.

Volem rien foutre al pais (2007, coréalisé avec Christophe Coello et Stéphane Goxe): Suite de « Attention danger travail », s’intéresse cette fois ci à ceux qui, au travers d’initiatives individuelles ou collectives, ont choisit de rejeter le travail ou plutôt de dépasser la vision du travail que nous imposent nos sociétés. Le film donne en effet la parole à des gens dont la vie sociale est très active et dont les activités sont nombreuses.

Choron dernière (2009, coréalisé avec Eric Martin): Retrace le parcours de Gorget Bernier, alias professeur Choron, un des personnages les plus atypiques et anticonformistes de l’histoire de la presse française d’après guerre et cofondateur du journal satirique Hara-Kiri. Le film pose également la question de son héritage dans le champ de la presse satirique française, critiquant notamment l’attitude de Philippe Val à la tête du journal Charlie Hebdo.

Fin de concession (sortie le 27 octobre 2010)

Crédit Photo : Martin Gauchery

Durant l’échange qui à suivit la projection du film, le réalisateur est revenu sur son travail et ses objectifs. Echange dont nous vous offrons un compte rendu:

« Ce que raconte le film c’est que certaines des actions que nous avons menées depuis 15 ans contre les grands médias ne suffisent plus, entre autre en raison de la capacité du système à les digérer et il est donc nécessaire de passer à autre chose, d’inventer une autre façon d’agir. Sans prétendre avoir trouvé la solution, il apparaît clairement que celle-ci doit en tout cas passer par l’action collective. Au travers d’un personnage « don-quichottesque » qui affronte à lui tout seul les moulins à vents médiatiques et dont les actions semblent vouées à l’échec, le collectif vient au secours de la démarche individuelle.
Cette morale du film ne vient pas en amont du projet, elle s’est imposée durant sa réalisation, illustrant ainsi l’un des intérêts du travail documentaire de long terme, qui laisse la place aux tâtonnements, aux expérimentations et aux hésitations.
Le film restitue un chemin pour ceux qui ont élaboré le film comme pour le spectateur. Les doutes, les hésitations sont en effet rarement présents dans les films, nous avons nous fait le pari de désacraliser le tournage. Ce film est le troisièmes long métrage que j’ai réalisé sur les médias et il n’est pas dépourvu d’un bilan critique notamment dans le fait d’avoir été progressivement considéré par le monde médiatique comme une institution de la critique des médias et d’être sujet à la flatterie et à l’éloge, comme le montre l’affiche du film.
Au delà de l’auto critique, le but de mon travail est avant tout de servir de révélateur, il s’agit de pousser les puissants à révéler leur véritable nature. Le film aura également permis, avant même sa sortie, au travers des extrais qui ont étés diffusés, de remettre sur la place publique la question de la privatisation de TF1 et du renouvellement de son contrat de concession. Ce fait est d’ailleurs assez largement ignoré du grand public. Même si aujourd’hui, avec le passage au numérique, la concession a été renouvelée jusqu’à 2023, très peu de gens savent quele droit d’émission de TF1 est théoriquement précaire, et ça ne plaît pas à la chaine que cela soit rappelé. »

Soucieux de mettre en parallèle ce film avec le débat du 6 octobre, nous avons demandé à Pierre Carles de réagir sur l’objet du débat et sur l’alternative proposée par Edwy Plenel au travers du site Mediapart.

« Il existe tout un tas de débats autour de l’indépendance de la presse en ce moment, mais quand ce sont des gens qui ont contribué à cette non indépendance à certaines époques de leur carrière cela me fait doucement rigoler. Il s ‘agit d’une critique bidon, sotte, anecdotique, ou du positionnement opportuniste de gens qui sentent tout d’un coup l’existence d’un business dans la critique des médias et qui s’y engouffrent […] mais il faudrait être très précis dans les exemples et avoir plus de temps pour en parler et ce n’est pas l’objet du film. Mais il y a néanmoins toute une fausse critique des médias qui cherche en fait à simplement réaménager le système. Avec les gens avec qui nous avons mené certaines actions, notre objectif n’est pas d’améliorer le système, c’est de le foutre en l’air. Le foutre en l’air pour le remplacer par autre chose, par un journalisme qui exerce véritablement un contre-pouvoir, qui soit au coté des dominés. Quand on est journaliste, on ne joue pas les portes-micro avec les puissants […], les institutions, avec les gens qui déterminent l’agenda politique, économique ou sportif. Si l’on retirait ce rôle de l’univers du journalisme, c’est 80% de la durée des journaux télévisés français qui disparaissent. »

Interrogés sur la poursuite de leur travail, Annie Gonzalez a annoncé la sortie prochaine du film « Squat » dont elle est la productrice. Réalisé par Christophe Coello, ce film raconte des expérience de vie et d’actions collectives dans un squat de Barcelone. Quand au prochain film de Pierre Carles, il s’agira probablement de la version finalisée du film « Ni vieux ni traitre », qui revenait sur le parcours et le quotidien d’anciens membres d’« action directe » et dont le nom provisoire est « Guerilla…francaise » .

Roger Gicquel, un grand nom du journalisme nous a quitté

Il fut pendant des années la voix du 20 heures de TF1. Journaliste humaniste, présentateur vedette du journal télévisé dans les années 1970, Roger Gicquel est décédé samedi 06 mars 2010 des suites d’un infarctus.

Un parcours hors des sentiers battus

L’icône du 20 heures de TF1 a eu un parcours atypique. D’abord steward au sein de la compagnie UTA avant d’embrasser une carrière de comédien, ce n’est qu’au début des années 1960 que Roger Gicquel est devenu journaliste. Localier au Parisien Libéré dès 1961, il a pratiqué le terrain et ainsi apprit à connaître les gens durant sept ans. « La vie des gens l’intéressait » ajoute Patrick Poivre D’Arvor au micro de RTL. Il a intégré en 1971 le service d’information de l’Unicef, où il a travaillé deux ans en tant que consultant. Encouragé par Roland Dhordain, Roger Gicquel s’est ensuite essayé à la radio en présentant la revue de presse de France-Inter (1968-1973), dont il est devenu grand reporter à partir de 1969. Dès 1973, Gicquel a occupé le poste de directeur de l’information de l’ORTF jusqu’à son éclatement en 1974.

Mais, sa renommée, Roger Gicquel la doit au journal télévisé de TF1 où il fut nommé présentateur en 1975. Il est devenu la première « star » de l’information et a créé un JT novateur, très personnalisé, à la demande de TF1, à l’époque en pleine concurrence avec Antenne 2. À la Revue-Médias en 2007, il résumait : « montrez le même homme chaque soir à la même heure pendant des années et il devient automatiquement une célébrité ! » Après six années, gêné par sa notoriété et las de devoir présenter chaque soir un nouveau malheur, le présentateur a décidé d’arrêter le JT.

Roger Gicquel a pourtant continué d’occuper plusieurs postes sur TF1, jusqu’à sa privatisation en 1986. De 1983 à 1986, il a notamment produit et animé l’émission Vagabondages, au cours de laquelle il recevait des personnalités du monde socioculturel. Ensuite, Roger Gicquel a animé durant cinq ans, sur France 3 Ouest, En flânant, un magazine intimiste qui donnait à voir une Bretagne souvent méconnue, tout en sensibilisant le spectateur à la question environnementale : pollution et problèmes d’urbanisme notamment. L’émission s’est arrêtée en 1997 et Gicquel a poursuivi la ballade bretonne en écrivant : Tous les chemins mènent en Bretagne (1998) et Croisières et escales en Bretagne (2007). Amoureux de sa région natale, Roger Gicquel s’est aussi engagé pour la défendre, en devenant membre de l’association Eau et Rivières de Bretagne, qui milite contre les algues vertes.

Un journalisme personnalisé

Si Roger Gicquel est également reconnu, c’est pour son ton et son style, très personnalisé, alors qu’il présente le journal télévisé de TF1. En effet, la chaîne lui a demandé de personnaliser le JT. Alors que naît la concurrence entre TF1 et Antenne 2, il faut identifier le journal. Ainsi, chaque soir, Roger Gicquel introduit son journal par un éditorial dans lequel il donnait son avis sur tout ou presque. Selon Patrick Poivre d’Arvor, « il mettait volontiers de l’émotion dans l’information. A la suite de ses sujets, il donnait son sentiment sur ce qu’il venait de voir. Ce style inspirait la confiance. Quand les gens le voyaient arriver, ils se disaient : au moins celui-là il sait de quoi il parle ». Gicquel estimait de son devoir d’afficher cette sensibilité et il l’expliquait ainsi : « un journaliste qui relate un événement effroyable, s’il n’a pas cette once d’émotion naturelle, n’est pas humain ». Et bien que cette personnalisation semble aujourd’hui dépassée, elle marque le passage à l’antenne de Roger Gicquel, regardé chaque soir par des millions de Français. Et selon lui : «aujourd’hui, l’information à la télévision est désincarnée, directe et sans état d’âme. Je ne suis pas d’accord. Prendre le temps d’expliquer les choses et donner aux autres le temps de les entendre et de les comprendre, c’est une qualité. Pas seulement professionnelle. C’est aussi une qualité de vie.»

Roger Gicquel reste notamment célèbre pour cette phrase : « la France a peur », prononcée pour ouvrir le journal le 18 février 1976, après l’enlèvement et le meurtre à Troyes du petit Philippe Bertrand, dont Patrick Henry a ensuite été reconnu coupable. Restée dans les mémoires, cette phrase de Gicquel décrivait la profonde émotion qu’avait suscitée ce fait divers. Cette formule, telle qu’on la connaît, a d’ailleurs été tronquée et détournée de son sens. En effet, quelques minutes plus tard, Roger Gicquel précisait que cette peur était un sentiment auquel il ne faut pas s’abandonner.

Hommage à l’homme et au journaliste

Depuis l’annonce de son décès, nombreux sont les hommages qui lui sont rendus. Le site LeParisien.fr recense tous les petits messages qui sont adressés aussi bien à l’homme qu’au journaliste. Nombreux sont les internautes à regretter « la voix » et le « style » de Roger Gicquel, « un homme qui aura marqué plusieurs générations de téléspectateurs ». Si Anakyn le décrit comme : « proche, humain, confident, honnête, modeste, l’ami de tous qui s’invitait chez nous à travers le petit écran. Un vrai journaliste, capable d’improviser, de réagir à chaud, de poser des vraies questions, quelqu’un d’authentique et de simple qui nous manquera beaucoup. On lui garde une petite place en nous parmi nos beaux souvenirs, là où il continuera d’exister», Lapinbleu regrette « son humanisme, sa sensibilité, son parlé vrai que nous avons perdu au fil des prompteurs sans âme, condamnés à l’opinion la plus répandue…». Comme le relève LeParisien.fr, l’hommage dépasse même les frontières. Ainsi pour Flobarth, « c’est une page d’histoire importante qui est tournée à la télévision. Ce grand monsieur a marqué toute une génération de Français et d’Anglais, puisque qu’une grande majorité d’Anglais s’étaient connectés sur le journal télévisé de 20h français pour écouter Roger Gicquel. A chaque journal télévisé, j’ai une pensée pour lui. »

Ses acolytes journalistes le saluent également. Pour Michel Drucker, «la France a peur, c’est lui. Il avait un ton, il ne séparait pas l’info du commentaire, prenait l’info à son compte». Ajoutant : « Roger Gicquel était un très bon journaliste. Il a été le journaliste star entre Léon Zitrone et Patrick Poivre d’Arvor».

Roger Gicquel a marqué toute une génération de journalistes. Les journalistes de demain que nous sommes ont tout à apprendre du parcours et de l’homme qu’il était.

Julie DERACHE