À la Mosson, l’abstention rime avec sanction

Par le 10 décembre 2015

Lors du premier tour des élections régionales le 6 décembre, 70% des électeurs de la Mosson à Montpellier se sont abstenus. Une tendance habituelle dans ce quartier miné par les inégalités sociales, le désenchantement politique, mais aussi sensible à l’état d’urgence et à l’islamophobie. Une accumulation qui se traduit par un malaise palpable. Reportage.

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Une ville dans la ville. Un quartier à perte de vue, avec ses tours et ses logements sociaux à profusion. 26 000 habitants, dont moins de la moitié (11403) inscrits sur les listes électorales. Et 23% de taux de participation enregistré dans le bureau de vote Heidelberg (B90) au premier tour des élections régionales 2015. La Mosson, plus communément appelée la Paillade, est caractéristique de ces quartiers populaires où l’abstention prospère. Une tendance qui s’explique à la fois par des critères sociologiques, de trop fortes contraintes procédurales pour pouvoir voter, et un profond désenchantement politique.

Un « No man’s land électoral »

« L’abstention bat des niveaux record dans les quartiers populaires ». Dans son bureau de l’Université de Montpellier, Jean-Yves Dormagen, chercheur au CEPEL (Centre d’Etudes Politiques de l’Europe Latine) et spécialiste de l’abstention, accumule les dossiers d’enquêtes qualitatives à ce sujet. Il explique s’être intéressé à ce phénomène à la Mosson en 2011 : « Il y a des caractéristiques sociologiques qui favorisent l’abstention dans ce quartier. Les électeurs sont plus jeunes, peu diplômés, de parents étrangers, souvent peu ou pas qualifiés. La désinsertion, due au décrochage scolaire et au chômage, y contribue également ». Un « No man’s land électoral », que les chiffres révélés dans un rapport préfectoral en 2012 tendent à confirmer : 31 % d’habitants de nationalité étrangère (contre 11 % pour l’ensemble de Montpellier), un taux de chômage de 46 % chez les moins de 26 ans, 12 500 personnes vivant sous le seuil de pauvreté, et 45% de la population sans diplôme.

Et les procédures pour s’inscrire sur les listes électorales n’arrangent rien : « Sur cet aspect, on est encore au Moyen-âge. C’est absurde », lance l’auteur de La démocratie de l’abstention. « Il faudrait une réforme radicale de l’inscription sur les listes et de la procuration, notamment grâce à des démarches en ligne », explique-t-il. Une alternative virtuelle, qui permettrait de lever de réelles barrières dissuasives pour les jeunes des quartiers populaires. Et si les bureaux de proximité sont censés permettre d’éviter les trajets jusqu’au centre-ville, c’est raté pour cette année : celui de la Mosson n’a pas été ouvert en septembre pour ceux qui auraient souhaité s’y inscrire.

Des jeunes peu informés, une campagne inexistante

Dans un petit local situé dans le secteur dit Oxford, au cœur de la Paillade, Ilham a ouvert l’association « Union pour l’avenir » (UPA). Elle a choisi de s’occuper de l’accompagnement et de l’insertion des jeunes du quartier (de 18 à 25 ans). « Le vote est un devoir civique, c’est donc important. J’essaye de les sensibiliser aux enjeux électoraux ». Une démarche pas toujours évidente… Car même si les jeunes sont « réceptifs », ils manquent cruellement d’informations, mais aussi de culture politique. « On ne parle du vote que pendant les élections. Il faudrait leur en parler dès le lycée ». Par ailleurs, les « décrocheurs scolaires » pâtissent particulièrement. Beaucoup n’accomplissent pas leur JDC (Journée défense et citoyenneté, ex-JAPD) et ne peuvent, par conséquent, pas s’inscrire sur les listes et voter.

La campagne électorale aurait peut-être pu encourager les habitants à se rendre aux urnes. Mais Djamel Boumaaz, natif du quartier qui vient de quitter le Front National, s’exclame : « Il n’y a pas eu de campagne ici ! On n’a reçu aucun programme ou bulletin de vote dans les boîtes aux lettres, il n’y a pas eu de démarchage, et pas de rabatteurs devant les bureaux de vote dimanche », poursuit-il, avant de rappeler qu’en plus de tout ça, les magasins étaient ouverts à l’occasion des fêtes de fin d’année.

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Du désenchantement à l’indifférence

Attablé dans une boulangerie très fréquentée de Saint-Paul, Adil observe, soucieux, la pluie battante à l’extérieur. Ce père de famille de 39 ans fait partie des 70% de Pailladins qui ne se sont pas déplacés au bureau de vote dimanche 6 décembre. Et il le revendique : « Sur Facebook, j’ai appelé à ne pas voter, à sanctionner ce gouvernement de menteurs », argue-t-il. Ce militant associatif qui se bat depuis 20 ans contre les injustices sociales se dit « démoralisé » : « Le vote n’a jamais rien changé pour nous. On doit se battre pour des choses banales, comme un simple terrain de foot », explique-t-il, en jouant nerveusement avec des grains de sucre éparpillés sur la table.

Gauche, droite… Les habitants ne font simplement plus la différence. Un désenchantement pour ces électeurs de François Hollande, parfois anciens sympathisants PS. Mohamed*, autre militant associatif de la Mosson âgé de 36 ans, avait adhéré au parti pendant quelques temps. Mais depuis deux ans, il n’a pas renouvelé sa carte d’adhésion : « Je ne me reconnais plus dans la classe politique actuelle. La gauche et la droite nous servent le même baratin », regrette ce trentenaire, qui n’a pas voté au 1er tour de ces élections régionales.
Autre problème, la défiance envers les politiques : « Les élections sont devenues un business. Les jeunes n’ont plus envie qu’on marchande leur voix. Les candidats ne sont plus crédibles à leurs yeux, ils n’y croient plus », ajoute Ilham.

Par la force des choses, les habitants de ce quartier ont appris à faire avec… Ou plutôt sans. Ismaël*, assis aux côtés d’Adil, pense qu’il fait partie de ceux qui ne comptent pas. Il explique, avec beaucoup de sérénité, qu’une certaine forme de « résilience », s’est installée avec le temps dans le quartier : « C’est dans notre culture. Si on ne nous donne rien, on apprend à se débrouiller en pensant que c’est la loi de la nature. » C’est bien un mépris réciproque qui existe désormais entre les habitants et les politiques, mais un « mépris sans colère… Une indifférence paisible », souligne-t-il.

Le FN ne fait plus peur

Dans ce contexte, plus rien n’effraie les Pailladins. Le risque FN, autrefois argument choc pour mobiliser les électeurs, ne marche plus. Ismaël raconte qu’il entend souvent, au détour d’une phrase, « on n’a pas peur du FN, on s’en fiche ». Adil, quant à lui, affirme que « le PS applique déjà les idées du FN. Avec l’état d’urgence, on cible une communauté. Les perquisitions, les bavures, la stigmatisation ou la déchéance de nationalité… », énumère-t-il, révolté.

Si la montée du Front National ne les effraie plus, certains vont même jusqu’à voter pour le parti : Louis Aliot, tête de liste FN, est arrivé en tête dans deux bureaux de vote du quartier, Heidelberg avec 31,55% et Sedar Senghor avec 35,51% des voix (B89 et B92). « On préfère l’original à la copie ! » s’exclame Adil, avec ironie. « Au moins avec eux, on sait à quoi s’attendre ». Un résultat à la fois surprenant et alarmant, dans un quartier où la population est souvent d’origine maghrébine. « Les gens sont perdus », lance Mohamed. « Moi, je n’oublie pas que c’est un parti profondément raciste. Je voterai au 2ème tour car je considère qu’il doit y avoir un sursaut républicain », ajoute-t-il. Et il n’est pas le seul à vouloir faire barrage au parti de Marine Le Pen. Ismaël est catégorique : « J’ai voté au 1er tour car je suis alerté par le danger FN. C’est une autre limonade, et je n’ai pas envie d’y goûter. » Dimanche, lors du second tour des élections, le taux d’abstention devrait être similaire dans ce quartier, où l’espoir semble avoir disparu.

*A la demande de ces personnes, leur nom a été modifié.

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à propos de l'auteur

Auteur : Nejma Brahim

Un quart de siècle. C’est le temps qu’il m'aura fallu pour me réaliser ! Après un BTS Commerce international, je constate que j'accorde bien plus d'importance à l'actualité et à la politique qu'aux échanges de biens et services dans le monde. J'entame donc une première année de master science politique, puis une seconde où je me spécialise en Métiers du journalisme. Me voilà enfin journaliste (inachevée certes, mais en voie de développement). Heureusement, il me reste encore les trois quarts restants pour me consacrer à ce que j’aime le plus dans l'actu : la vie locale (beaucoup) et les inégalités (passionnément). Sinon, j'aime réaliser des interviews, écrire et tweeter (à la folie). @NejmaBrahim