L’université Montpellier I a reçu, le jeudi 28 janvier, une invitée de marque : Christiane Taubira, députée de la première circonscription de la Guyane et ancienne candidate aux élections présidentielles de 2002. Dans un amphithéâtre noir de monde, elle a débattu avec les Montpelliérains sur la question « spécificités, citoyenneté de l’outre-mer, quels enjeux pour l’avenir ?« .
Un contexte qui s’y prête
Le hasard a bien fait les choses : la rencontre coïncide avec le résultat des deux consultations, les 10 et 24 janvier, portant sur le futur de la Martinique et de la Guyane. Taubira parle de la seconde consultation comme d’un « cadeau empoisonné« , d’une « réforme administrative a minima » sans « vrais enjeux » contrairement à la première.
Le 10 janvier, les électeurs de Martinique et de Guyane étaient appelés à se prononcer sur le changement de statut de leurs collectivités régies par l’article 73 de la Constitution française, pour un régime de plus large autonomie prévu par l’article 74. C. Taubira critique au passage le fait que l’on « consulte les gens sur un article avant de décider ce qu’on va y mettre dedans« . En cas de réponse positive, un projet de loi organique devait en effet fixer l’organisation de la nouvelle collectivité et ses compétences. Mais le vote fut négatif. En Guyane, le « non » recueille 69,8 % des suffrages exprimés, et en Martinique 78,9 %.
Ainsi, les électeurs ont été consultés le 24 janvier pour créer une collectivité qui exercerait les compétences dévolues au département et à la Région, tout en demeurant régie par l’article 73. Pour cette deuxième consultation, le « oui » l’emporte à 68,30% en Martinique et à 57,48% en Guyane. L’organisation et le fonctionnement de la nouvelle collectivité unique va donc se substituer au Conseil régional et au Conseil général.
« Avec des réalités spécifiques, peut-on parler de citoyenneté ? »
L’intitulé donné à la conférence par les étudiants de l’association Racin’ ne convient pas à Christiane Taubira. Au terme de « spécificités », elle préfère celui de « réalités ». Elle revient ainsi sur l’existence d’un régime de décrets : « ce sont des décrets gouvernementaux qui légifèrent les territoires d’outre-mer ».
Alors, elle se demande comment concevoir la citoyenneté malgré la différence. En effet, il existe des écarts « évidents » entre la métropole et les Dom-Tom.
D’abord, des inégalités économiques subsistent. Selon Christiane Taubira, elles sont dues à « l’ancienne économie coloniale » et à des « réflexes conservateurs et des réflexes de crispation« . L’outre-mer vit donc dans une « insécurité financière« . L’égalité sociale est très récente. L’alignement du SMIC et des allocations familiales sur la métropole date notamment des années 2000. De plus, elle critique la politique du gouvernement qui « néglige les politiques publiques, ce qui n’est pas bon pour la citoyenneté« . Pour elle, il faut établir une véritable égalité à l’éducation et aux soins : « la France est une république qui s’est fondée sur l’égalité, or c’est une fiction, la différence est bien présente« , s’exclame-t-elle. En faisant référence à Aimé Césaire : « ils se sentent Français entièrement à part, et pas Français à part entière« , elle voudrait passer à « un vrai universalisme« . Selon la député, il faudrait que la République se donne la « capacité à inclure et contenir la diversité du monde« . Ce n’est pas Joël Abati, présent, qui la contredira.
Une polémique toujours d’actualité autour de la loi Taubira
A la fin de la rencontre, une question des plus déroutantes est posée à Christiane Taubira par un étudiant : regrette-elle d’avoir donné son nom à la loi du 21 mai 2001 ? Il est à rappeler que la député guyanaise a donné son nom à la loi dite mémorielle tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. La loi dite « Taubira » soulève des critiques. Principalement de la part de certains historiens, tels qu’Olivier Pétré-Grenouilleau, qui jugent qu’elle limite l’esclavage à la traite européenne des Noirs.
Avec force, la députée répond qu’elle ne regrette « pas une seconde » son implication : « comment pourrais-je regretter de reconnaître que la traite négrière est un crime contre l’humanité ? Qu’est ce qui empêche que cela soit dit et écrit ? Il faut rappeler que pendant des siècles, l’humanité des personnes noires et métisses a été niée, dans les actes et dans des corpus de doctrines. De rappeler que c’est en se basant sur les écrits de la Bible et la désobéissance du fils de Noé, que les Noirs ont été réduits en esclavage de générations en générations. De rappeler qu’un système économique a été organisé autour de cela, un système inscrit dans le Code noir et basé sur l’exil forcé et le meurtre légal. Est-ce qu’il faudrait taire que cette éjection de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, de la famille humaine est un crime contre l’humanité ? C’est un crime contre l’humanité, contre la mienne et contre la vôtre. Ce n’est que rétablir l’humanité dans son unité, dans son unicité, dans son intégrité. C’est tellement cela, que mise à part la France, la Terre entière est fière de cette loi ! » Elle ajoute que sur la base de ce texte, quatre régions administratives françaises (Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine et Alsace) ont monté un programme touristique culturel et historique : la « Route des abolitions de l’esclavage« . Lancée en 2004, elle s’inscrit dans le projet international de la « Route de l’esclave » soutenu par l’ONU et l’UNESCO sur le devoir de mémoire.
Elle conclut sur cette question en rappelant que « cette expérience tragique de la traite négrière est une expérience hautement humaine. Autant elle montre qu’il n’y a pas de limites à la violence, à la brutalité, à l’inhumanité de l’humain, autant elle montre l’humanité transcendante de celui-ci. A travers ces esclaves qui refusent d’être écrasés, qui résistent dès le moment de la capture et qui vont résister sans arrêt, qui vont se jeter à l’eau préférant être mangés par les requins que d’arriver au bout de ce voyage d’horreur, ces esclaves qui font des mutineries, ces esclaves qui se battent sur les plantations, ces femmes qui découvrent les plantes qui vont les faire avorter pour qu’elles n’aient pas d’enfants sur les plantations, ces femmes qui vont découvrir les plantes qui vont empoisonner le bétail pour appauvrir le maître, les Amérindiens qui se solidarisent des esclaves marrons, les intellectuels européens qui se battent … Ce sont les résistances additionnées de tous ces hommes, de toutes origines, de toutes apparences, de toutes cultures, de toutes religions, de toutes langues, qui ont anéanti le système esclavagiste. Dire que c’est un crime contre l’humanité, c’est tout simplement dire la vérité et rendre hommage à ces millions de victimes. C’est rappeler que l’on choisit son camp : banaliser la monstruosité des négriers ou sublimer le courage des victimes et des philosophes européens. Et si jamais cette loi dérangeait un historien, non pas parce qu’il est historien, mais parce qu’il est négationniste et qu’il propage des thèses contraires aux valeurs morales de la République, contraires aux valeurs éthiques, je trouverais que c’est bien peu de chose. »
Hautcourant pose 3 questions à Christiane Taubira
Julie Derache : Que pensez-vous de l’actuel débat sur l’identité nationale initié par le gouvernement ?
Christiane Taubira : Cette histoire de débat n’a pas de sens. Le mot même de « national » est dangereux, il a une histoire chargée. En plus, les motivations à l’origine de ce débat sont connues : il est lancé par le Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Des historiens ont démissionné de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration lorsque le candidat Sarkozy a dit qu’il allait créer un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Chose qu’il a effectivement fait par la suite. Les universitaires français ont été nombreux à dire que cette juxtaposition « identité nationale » et « immigration » est malsaine. Alors, avec ce débat, Sarkozy reste dans sa logique : crisper les Français et leur faire croire qu’ils sont en péril sur leur territoire. Ce genre de crispations a mené aux pires guerres nationalistes. C’est pour lui une étape supplémentaire. Elle entraîne les gens sur des chemins dangereux. Notamment en neutralisant l’épanouissement personnel dans la société. On leur dresse une sorte d’ennemi, une cible privilégiée. Par ailleurs, étudier l’évolution de l’identité française, et non nationale, est nécessaire et intéressant pour comprendre, en autres, les mécanismes possibles d’intégration. Des chercheurs le font. Notamment des sociologues et des historiens comme Suzanne Citron.
Ibra Khady Ndiaye : Alors que le gouvernement s’empresse de légiférer sur des questions comme le port de la burqa, de nombreuses discriminations demeurent au quotidien à l’égard des minorités. Que proposez-vous pour éradiquer ces discriminations ? Et, que pensez-vous du CV anonyme ?
Christiane Taubira : Il faut se battre contre les discriminations qui touchent toutes les minorités. Les personnes d’outre-mer subissent, en France, les mêmes discriminations que les autres immigrés. Ce sont des discriminations à l’apparence. J’ai connu cela étudiante, mes enfants aussi. Notamment pour la question du logement. J’ai toujours été contre le CV anonyme. C’est une connivence : au lieu de sanctionner les discriminations et le racisme, on les cache. Cela évite de pécher. Mais, la discrimination va se faire à l’étape suivante, pendant l’entretien d’embauche. Celui qui discrimine n’est pas sanctionné et va alors continuer. Il faut que les employeurs comprennent que l’on peut avoir n’importe quelle apparence et être compétent. Ils mettent en péril le « pacte républicain » en pratiquant la discrimination car ils annulent l’égalité de la citoyenneté. On ne s’accommode pas de cela, on sanctionne. En revanche, dans le cas de la burqa, les élites politiques sanctionnent, sévissent, car elles se sentent menacées par la moindre différence. Je suis contre la burqa mais je ne suis pas pour une loi non plus. Les hommes politiques ne cherchent pas à comprendre le phénomène, à comprendre comment on arrache les femmes de cela. Alors que les gens connaissent le chômage, perdent leur logement, sont dans le désarroi… leur problème le plus immédiat est : les femmes qui portent la burqa.
Laura Flores : Quel sera l’impact de la réforme des collectivités territoriales sur les départements d’Outre-Mer?
Christiane Taubira : On a déjà enlevé l’épine du pied à Nicolas Sarkozy avec la collectivité unique de la Guyane et de la Martinique. Je pense qu’il y a des tas de choses qui sont en danger avec cette réforme. C’est-à-dire que la collectivité unique a les mêmes compétences que le Conseil Général. Les premiers actes seront les réductions budgétaires : il ne nous faudra qu’un seul service financier, un seul service administratif, etc. En faisant cela, les capacités d’intervention vont être réduites ainsi que la logistique : la possibilité de porter l’action des élus. Le nombre d’élus, notamment ceux de proximité, va être diminué. Les gros budgets tels que le RMI vont en grignoter d’autres comme ceux du sport et de la culture. Cela me paraît inévitable aussi bien ici qu’en métropole. Je pense que les gens vont s’en mordre les doigts. Ceci étant, ils n’ont pas été nombreux à voter lors de la consultation.
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