Taubira à Montpellier, session de rattrapage

Vendredi 25 septembre, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, a dispensé la leçon inaugurale de rentrée à la Faculté de Droit et de Science politique de Montpellier . Thème de cette cérémonie aussi millimétrée que codifiée : « Comment concilier l’aspiration légitime à la liberté, qui constitue une conquête, avec la demande nouvelle et plus forte de sécurité .» Face à des centaines d’étudiants et d’enseignants-chercheurs en toge, la ministre s’est livré à un exercice de funambule.

La voilà… Dans les travées de l’amphi Urbain V, des centaines d’yeux convergent soudain vers elle et sa suite, composée du préfet en grand uniforme et d’une cohorte de robes rouges, mauves, blanches sorties du placard par des universitaires un brin goguenards. Quelques mots de bienvenue du Doyen, puis « l’artiste », comme l’appelle bâtonnier du barreau de Montpellier André Brunel, entre en scène.
Christiane Taubira a placé une pochette devant elle. Mais elle ne l’ouvrira pas, préférant parler sans notes comme pour mieux faire étal de son érudition. Revue de détails des thématiques abordée tout en finesse par une ministre avant tout soucieuse de ne braquer personne… et de ne pas déraper.

Loi sur le renseignement : plus de surveillance pour plus de sécurité

Visant à renforcer le renseignement en France, cette loi prévoit la mise en place de plusieurs mesures controversées. Entre autre, l’installation chez les opérateurs de télécommunications de « boîtes noires ». Ce dispositif vise à détecter des comportements suspects à partir de données de connexions internet privées. Cette loi a fait l’objet de vifs débats au sein du Parlement, dans le contexte des attentats de janvier et de la crainte de la mise en place, par toute frange d’élus, d’un « patriot act » à la française.

Vendredi à Montpellier, Christiane Taubira a tenté de désamorcer des polémiques toujours vives: ces pratiques exercées par les services de renseignement français, qui bénéficient désormais d’un cadre juridique, existaient déjà depuis longtemps. Selon elle, la loi aura eu le mérite de les faire connaître au grand public. Le gouvernement n’aurait donc fait que donner une existence et un cadre juridique à ces pratiques.

« Une activité de surveillance est dérogatoire au droit commun, […] Le contrôle, lui, ne l’est pas », a lancé la garde des Sceaux, soucieuse de bien s’inscrire dans la ligne gouvernementale en mettant en avant la possibilité pour le citoyen de se tourner vers l’autorité administrative en cas de suspicion de surveillance.

Dans les jardins du cloître de la faculté, une fois leçon inaugurale achevée, le bâtonnier du barreau de Montpellier reste dubitatif. André Brunel affirme ainsi que « L’autorité administrative qui a décidé de piéger l’ordinateur d’une personne viole l’intimité de cette personne et c’est une atteinte aux droits fondamentaux. Je ne suis pas du tout satisfait que ce soit le juge administratif qui effectue ce contrôle car ce n’est pas son rôle que d’être le défenseur naturel des libertés ».

Marie-Elisabeth André et Christiane Taubira

Droit d’asile, langue de bois ?

Thème incontournable – avec le récent afflux de migrants en Europe, la question du droit d’asile reste un sujet sensible. Plutôt que de prendre des positions politiques, la ministre va donc se contenter de s’en tenir aux constats, aux généralités juridiques, aux contradictions du droit national et international…

Comme elle l’a rappelé, le droit d’asile tire ses origines de la tradition chrétienne. Aujourd’hui, c’est à l’État laïc de mobiliser les institutions publiques. Cette question est d’autant plus délicate que son statut juridique est paradoxal. D’après la ministre, « le droit d’asile est reconnu internationalement par la convention de Genève. Il y a donc une contradiction entre le droit universel et son cadre normatif appliqué par l’État souverain […] Il nous renvoie à notre part de responsabilité dans le fonctionnement du monde ».

Tout à son numéro d’équilibriste, la garde des Sceaux ne fera pas même mention de la réflexion autour du droit d’asile à l’échelle de l’Union Européenne.

Le contrôle au faciès reste tabou

Un article du Figaro rappelait qu’une étude menée en 2009 par le CNRS révélait que les pratiques policières se fondent davantage sur la couleur de peau plutôt que sur le comportement. Les personnes noires ou d’origine arabe seraient contrôlées respectivement six à huit fois plus que les personnes blanches. Pour la première fois en France, l’État a été condamné pour «faute lourde» dans cinq cas de «contrôle au faciès» en juin dernier.

Mais pas une seule fois le terme « contrôle au faciès » n’est sortie de la bouche de la ministre de la Justice. Elle a préféré le conformiste « contrôle d’identité ». Elle a souligné le manque de traçabilité des contrôles sans jamais se positionner pour la mise en place de procès-verbaux obligatoires. Elle s’est contentée de remarquer que « les éléments qui auraient permis d’attester que les contrôles n’étaient pas discriminatoires n’étaient pas suffisants ». Ces derniers permettraient d’apporter des preuves du contrôle et de son motif pour plus de transparence.

Le droit des obligations : une réforme sans débat ?

Le droit des obligations, dans le jargon juridique correspond à tout ce qui se rapporte aux contrats. Ils protègent lorsque vous vous mariez, divorcez ou travaillez. Sa législation n’a pas bougé depuis le code Napoléon de 1804. En janvier dernier, Christiane Taubira a obtenu l’habilitation du Parlement pour réformer par ordonnance ce droit des contrats. « Les contrats ont envahi la vie quotidienne. C’est un texte de fond qui n’a pas subi le débat démocratique de l’époque  ». Le projet de réforme est encore à l’état de réflexion.

Le bâtonnier André Brunel, lui, est de nouveau perplexe. « Elle dit que le droit des obligations, qui remonte à 1804, n’avait pas été approuvé par un Parlement et qu’elle ne voit pas pourquoi ça serait choquant qu’il soit modifié par ordonnance. Elle nous a fait une démonstration qui est un peu l’expression d’une mauvaise foi bien affirmée et assumée. Elle l’est très souvent en matière de droit ». Ainsi, selon Taubira, le fait qu’une loi ait été adoptée sous un régime non démocratique justifie qu’elle soit modifiée dans les mêmes conditions, sans subir de débat. Surprenante conception de la politique pour celle qui passe pour la ministre la plus à gauche du gouvernement !

L'auditoire de Christiane Taubira

Un auditoire poli, donc conquis !

Même si tous étaient loin d’être d’accord avec les idées de la ministre, le Taubira show a recueilli force applaudissements. Dans son plaidoyer sans (fausses) notes, la garde des Sceaux a multiplié les citations littéraires et tenu sans ennui son auditoire une heure durant. Telle une chef d’orchestre face à des experts de la musique juridique, la ministre de la Justice a savouré l’ovation générale. Sans doute aussi soulagée d’avoir relevé le défi.

Sa rentrée solennelle s’est achevée sur un message d’espoir envers la jeunesse. La ministre dit croire à « l’audace des étudiants qui doivent accepter de faire des analyses et de les confronter ». Et de citer  Rabindranath Tagore*: « Si vous fermez la porte à toutes les erreurs, la vérité restera dehors ».

*Poète et philosophe indien (1861-1941) lauréat du prix Nobel, qui œuvra tout au long de sa vie pour approfondir les échanges culturels entre l’Inde et l’Occident.

En aparté avec Christiane Taubira

Christiane Taubira était, ce jeudi 28 janvier, l’invitée des associations étudiantes Racin’ et Polisud, quelques jours après les deux consultations successives des Guyanais et des Martiniquais sur l’avenir institutionnel de leurs territoires.

L’université Montpellier I a reçu, le jeudi 28 janvier, une invitée de marque : Christiane Taubira, députée de la première circonscription de la Guyane et ancienne candidate aux élections présidentielles de 2002. Dans un amphithéâtre noir de monde, elle a débattu avec les Montpelliérains sur la question « spécificités, citoyenneté de l’outre-mer, quels enjeux pour l’avenir ?« .

Un contexte qui s’y prête

Le hasard a bien fait les choses : la rencontre coïncide avec le résultat des deux consultations, les 10 et 24 janvier, portant sur le futur de la Martinique et de la Guyane. Taubira parle de la seconde consultation comme d’un « cadeau empoisonné« , d’une « réforme administrative a minima » sans « vrais enjeux » contrairement à la première.

Le 10 janvier, les électeurs de Martinique et de Guyane étaient appelés à se prononcer sur le changement de statut de leurs collectivités régies par l’article 73 de la Constitution française, pour un régime de plus large autonomie prévu par l’article 74. C. Taubira critique au passage le fait que l’on « consulte les gens sur un article avant de décider ce qu’on va y mettre dedans« . En cas de réponse positive, un projet de loi organique devait en effet fixer l’organisation de la nouvelle collectivité et ses compétences. Mais le vote fut négatif. En Guyane, le « non » recueille 69,8 % des suffrages exprimés, et en Martinique 78,9 %.

Ainsi, les électeurs ont été consultés le 24 janvier pour créer une collectivité qui exercerait les compétences dévolues au département et à la Région, tout en demeurant régie par l’article 73. Pour cette deuxième consultation, le « oui » l’emporte à 68,30% en Martinique et à 57,48% en Guyane. L’organisation et le fonctionnement de la nouvelle collectivité unique va donc se substituer au Conseil régional et au Conseil général.

« Avec des réalités spécifiques, peut-on parler de citoyenneté ? »

L’intitulé donné à la conférence par les étudiants de l’association Racin’ ne convient pas à Christiane Taubira. Au terme de « spécificités », elle préfère celui de « réalités ». Elle revient ainsi sur l’existence d’un régime de décrets : « ce sont des décrets gouvernementaux qui légifèrent les territoires d’outre-mer ».
Alors, elle se demande comment concevoir la citoyenneté malgré la différence. En effet, il existe des écarts « évidents » entre la métropole et les Dom-Tom.

D’abord, des inégalités économiques subsistent. Selon Christiane Taubira, elles sont dues à « l’ancienne économie coloniale » et à des « réflexes conservateurs et des réflexes de crispation« . L’outre-mer vit donc dans une « insécurité financière« . L’égalité sociale est très récente. L’alignement du SMIC et des allocations familiales sur la métropole date notamment des années 2000. De plus, elle critique la politique du gouvernement qui « néglige les politiques publiques, ce qui n’est pas bon pour la citoyenneté« . Pour elle, il faut établir une véritable égalité à l’éducation et aux soins : « la France est une république qui s’est fondée sur l’égalité, or c’est une fiction, la différence est bien présente« , s’exclame-t-elle. En faisant référence à Aimé Césaire : « ils se sentent Français entièrement à part, et pas Français à part entière« , elle voudrait passer à « un vrai universalisme« . Selon la député, il faudrait que la République se donne la « capacité à inclure et contenir la diversité du monde« . Ce n’est pas Joël Abati, présent, qui la contredira.

Une polémique toujours d’actualité autour de la loi Taubira

A la fin de la rencontre, une question des plus déroutantes est posée à Christiane Taubira par un étudiant : regrette-elle d’avoir donné son nom à la loi du 21 mai 2001 ? Il est à rappeler que la député guyanaise a donné son nom à la loi dite mémorielle tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. La loi dite « Taubira » soulève des critiques. Principalement de la part de certains historiens, tels qu’Olivier Pétré-Grenouilleau, qui jugent qu’elle limite l’esclavage à la traite européenne des Noirs.

Avec force, la députée répond qu’elle ne regrette « pas une seconde » son implication : « comment pourrais-je regretter de reconnaître que la traite négrière est un crime contre l’humanité ? Qu’est ce qui empêche que cela soit dit et écrit ? Il faut rappeler que pendant des siècles, l’humanité des personnes noires et métisses a été niée, dans les actes et dans des corpus de doctrines. De rappeler que c’est en se basant sur les écrits de la Bible et la désobéissance du fils de Noé, que les Noirs ont été réduits en esclavage de générations en générations. De rappeler qu’un système économique a été organisé autour de cela, un système inscrit dans le Code noir et basé sur l’exil forcé et le meurtre légal. Est-ce qu’il faudrait taire que cette éjection de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, de la famille humaine est un crime contre l’humanité ? C’est un crime contre l’humanité, contre la mienne et contre la vôtre. Ce n’est que rétablir l’humanité dans son unité, dans son unicité, dans son intégrité. C’est tellement cela, que mise à part la France, la Terre entière est fière de cette loi ! » Elle ajoute que sur la base de ce texte, quatre régions administratives françaises (Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine et Alsace) ont monté un programme touristique culturel et historique : la « Route des abolitions de l’esclavage« . Lancée en 2004, elle s’inscrit dans le projet international de la « Route de l’esclave » soutenu par l’ONU et l’UNESCO sur le devoir de mémoire.

Elle conclut sur cette question en rappelant que « cette expérience tragique de la traite négrière est une expérience hautement humaine. Autant elle montre qu’il n’y a pas de limites à la violence, à la brutalité, à l’inhumanité de l’humain, autant elle montre l’humanité transcendante de celui-ci. A travers ces esclaves qui refusent d’être écrasés, qui résistent dès le moment de la capture et qui vont résister sans arrêt, qui vont se jeter à l’eau préférant être mangés par les requins que d’arriver au bout de ce voyage d’horreur, ces esclaves qui font des mutineries, ces esclaves qui se battent sur les plantations, ces femmes qui découvrent les plantes qui vont les faire avorter pour qu’elles n’aient pas d’enfants sur les plantations, ces femmes qui vont découvrir les plantes qui vont empoisonner le bétail pour appauvrir le maître, les Amérindiens qui se solidarisent des esclaves marrons, les intellectuels européens qui se battent … Ce sont les résistances additionnées de tous ces hommes, de toutes origines, de toutes apparences, de toutes cultures, de toutes religions, de toutes langues, qui ont anéanti le système esclavagiste. Dire que c’est un crime contre l’humanité, c’est tout simplement dire la vérité et rendre hommage à ces millions de victimes. C’est rappeler que l’on choisit son camp : banaliser la monstruosité des négriers ou sublimer le courage des victimes et des philosophes européens. Et si jamais cette loi dérangeait un historien, non pas parce qu’il est historien, mais parce qu’il est négationniste et qu’il propage des thèses contraires aux valeurs morales de la République, contraires aux valeurs éthiques, je trouverais que c’est bien peu de chose.  »

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Hautcourant pose 3 questions à Christiane Taubira

Julie Derache : Que pensez-vous de l’actuel débat sur l’identité nationale initié par le gouvernement ?

Christiane Taubira : Cette histoire de débat n’a pas de sens. Le mot même de « national » est dangereux, il a une histoire chargée. En plus, les motivations à l’origine de ce débat sont connues : il est lancé par le Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Des historiens ont démissionné de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration lorsque le candidat Sarkozy a dit qu’il allait créer un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Chose qu’il a effectivement fait par la suite. Les universitaires français ont été nombreux à dire que cette juxtaposition « identité nationale » et « immigration » est malsaine. Alors, avec ce débat, Sarkozy reste dans sa logique : crisper les Français et leur faire croire qu’ils sont en péril sur leur territoire. Ce genre de crispations a mené aux pires guerres nationalistes. C’est pour lui une étape supplémentaire. Elle entraîne les gens sur des chemins dangereux. Notamment en neutralisant l’épanouissement personnel dans la société. On leur dresse une sorte d’ennemi, une cible privilégiée. Par ailleurs, étudier l’évolution de l’identité française, et non nationale, est nécessaire et intéressant pour comprendre, en autres, les mécanismes possibles d’intégration. Des chercheurs le font. Notamment des sociologues et des historiens comme Suzanne Citron.

Ibra Khady Ndiaye : Alors que le gouvernement s’empresse de légiférer sur des questions comme le port de la burqa, de nombreuses discriminations demeurent au quotidien à l’égard des minorités. Que proposez-vous pour éradiquer ces discriminations ? Et, que pensez-vous du CV anonyme ?

Christiane Taubira : Il faut se battre contre les discriminations qui touchent toutes les minorités. Les personnes d’outre-mer subissent, en France, les mêmes discriminations que les autres immigrés. Ce sont des discriminations à l’apparence. J’ai connu cela étudiante, mes enfants aussi. Notamment pour la question du logement. J’ai toujours été contre le CV anonyme. C’est une connivence : au lieu de sanctionner les discriminations et le racisme, on les cache. Cela évite de pécher. Mais, la discrimination va se faire à l’étape suivante, pendant l’entretien d’embauche. Celui qui discrimine n’est pas sanctionné et va alors continuer. Il faut que les employeurs comprennent que l’on peut avoir n’importe quelle apparence et être compétent. Ils mettent en péril le « pacte républicain » en pratiquant la discrimination car ils annulent l’égalité de la citoyenneté. On ne s’accommode pas de cela, on sanctionne. En revanche, dans le cas de la burqa, les élites politiques sanctionnent, sévissent, car elles se sentent menacées par la moindre différence. Je suis contre la burqa mais je ne suis pas pour une loi non plus. Les hommes politiques ne cherchent pas à comprendre le phénomène, à comprendre comment on arrache les femmes de cela. Alors que les gens connaissent le chômage, perdent leur logement, sont dans le désarroi… leur problème le plus immédiat est : les femmes qui portent la burqa.

Laura Flores : Quel sera l’impact de la réforme des collectivités territoriales sur les départements d’Outre-Mer?

Christiane Taubira : On a déjà enlevé l’épine du pied à Nicolas Sarkozy avec la collectivité unique de la Guyane et de la Martinique. Je pense qu’il y a des tas de choses qui sont en danger avec cette réforme. C’est-à-dire que la collectivité unique a les mêmes compétences que le Conseil Général. Les premiers actes seront les réductions budgétaires : il ne nous faudra qu’un seul service financier, un seul service administratif, etc. En faisant cela, les capacités d’intervention vont être réduites ainsi que la logistique : la possibilité de porter l’action des élus. Le nombre d’élus, notamment ceux de proximité, va être diminué. Les gros budgets tels que le RMI vont en grignoter d’autres comme ceux du sport et de la culture. Cela me paraît inévitable aussi bien ici qu’en métropole. Je pense que les gens vont s’en mordre les doigts. Ceci étant, ils n’ont pas été nombreux à voter lors de la consultation.