Rencontre avec le mouvement islamique Ennahda à Lyon

La Tunisie s’apprête à élire une assemblée constituante, le 23 octobre prochain, afin de tourner définitivement la page du régime Ben Ali. Pour la première fois, les Tunisiens de l’étranger seront également représentés. En France, des scrutins auront lieu les 20, 21 et 22 octobre. L’Hexagone a été divisé en deux circonscriptions: le nord (Paris, Pantin, Strasbourg) et le sud (Lyon, Marseille, Toulouse, Grenoble, et Nice). Le mouvement islamique Ennahda, favori des élections, sera représenté pour la tête de liste sud par un Lyonnais. Rencontre.

Un bureau, un ordinateur, une grande table de réunion, un canapé, et un cadre orné d’un verset du Coran. C’est le nouveau local des militants d’Ennahda (Renaissance), le parti islamique tunisien. Situé à Saint-Priest, dans la banlieue lyonnaise, il est «provisoire, le temps des élections», nous confie Neji Jmal, tête de liste du mouvement, accompagné de trois militants.
A première vue, rien n’indique les orientations politiques de ce cadre de 46 ans, docteur en histoire et père de 5 enfants. S’exprimant dans un français impeccable, ce réfugié politique arrive en France en 1986, pour ses études.
Mais il ne retournera pas en Tunisie, le dictateur Ben Ali mène alors une campagne de répression terrible contre le mouvement, accusé de vouloir le renverser. Des milliers de militants sont arrêtés et torturés, d’autres, à l’instar du leader Rached Ghannouchi, sont contraints à l’exil. S’en suit une longue traversée du désert pour le mouvement.

« Nous ne voulons pas gouverner seuls »

Jusqu’à cette fameuse révolution, inaugurant le printemps arabe. Pendant des années, le parti est parvenu à maintenir une structure, essentiellement à l’étranger, malgré la répression et la dispersion de ses membres. Son activité consistait essentiellement à organiser des conférences pour dénoncer la situation des droits de l’homme, et à collecter des fonds pour les familles en Tunisie dont les membres étaient en prison.
Comme tous les observateurs, les dirigeants d’Ennahda n’ont rien vu venir, surpris par l’ampleur du soulèvement. «Pour les plus optimistes des Tunisiens, le changement pouvait venir de l’intérieur du système, mais personne n’imaginait un soulèvement populaire» admet Neji Jmal. Le parti soutient bien évidemment la révolution, mais tient à ne pas apparaître sur le devant de la scène. «Nos membres ont rejoint la révolution en Tunisie, et nous avons organisé des manifestations de soutien en France. Mais nous étions conscient que le régime tunisien était soutenu par les puissances occidentales. Et nous ne voulions pas que Ben Ali puisse prétexter des manifestations islamistes, pour diaboliser le soulèvement. Quant à ceux, en Tunisie, qui nous accusaient de vouloir récupérer la révolution, ils ne devraient pas oublier que c’est notre mouvement qui a le plus payé des années de plomb et qui a fait le plus de sacrifices».
Neji Jmal regrette que les puissances occidentales regardent le mouvement Ennahda «à travers les lunettes de Ben Ali». Il souhaite que son parti puisse travailler avec d’autres, à l’issue du scrutin :«Le mouvement Ennahda ne veut pas gouverner seul. La situation exige une participation politique large et un consensus entre les parties, d’autant que la rédaction de la Constitution concerne tous les Tunisiens. Toutefois si nous avons la majorité absolue nous assumerons». Mais la crainte de devoir diriger un pays seul se fait ressentir, car Ennahda n’en a pas l’expérience, et ne souhaite pas susciter l’hostilité des puissances occidentales, bien que le mouvement refuse toute ingérence.

La liberté, la dignité et la justice sont des valeurs islamiques

Neji Jmal tient à rassurer. Si le mouvement Ennahda est bien un mouvement islamique, il ne s’agit ni d’interdire ni d’imposer la religion par la force.
Certes, il tient à l’article premier de la Constitution qui dispose que «L’Islam est religion d’Etat», et ne conçoit pas «de voter une loi en contradiction avec nos références religieuses». De même qu’il n’envisage pas une quelconque relation avec Israël «tant que le problème palestinien ne sera pas réglé», une approche, selon lui, partagée par la majorité des Tunisiens.
Mais Neji Jmal tempère. «Nous avons notre lecture de l’Islam, que nous adaptons et que nous contextualisons. Par exemple, le système bancaire actuel fonctionne avec l’intérêt, ce qui est contraire à l’Islam. Mais le système de finance islamique n’est pas assez fort et répandu pour pouvoir l’adopter. Donc nous garderons le système traditionnel jusqu’à ce que nous trouvions un meilleur système. Nous appliquerons nos références petit à petit».
Une logique de persuasion, et non de contrainte, qui serait contre productive dans une Tunisie encore marquée par une laïcité imposée de manière autoritaire sous Bourguiba et sous Ben Ali. Neji Jmal tient toutefois à rappeler que «les valeurs que réclament les Tunisiens, la liberté, la justice, la dignité sont des valeurs islamiques. C’est cela qu’il faut commencer à mettre en place».
Une position partagée par les militants. Comme Bechir, qui ajoute qu’au sein du parti, «il existe des frères qui ne portent pas la barbe et des sœurs qui ne portent pas le voile. Nous sommes pour la liberté et tous ceux qui partagent notre programme peuvent nous rejoindre. Nous n’imposons rien à personne».
Ennahda tient à convaincre que son projet est d’édifier une Tunisie moderne et musulmane.

L’Algérie, prochain pays contestataire ?

L’Algérie, comme son voisin tunisien, a été secouée au début du mois de janvier par des émeutes populaires. Le mouvement n’a cependant pas pris l’ampleur du soulèvement tunisien, à l’origine du changement de régime.

Eric Raoult défend les autorités tunisiennes face aux attaques des journalistes

Le 31 octobre dans une interview sur la chaine Berbère TV le député de Seine Saint-Denis, Eric Raoult, soutient le président Ben Ali malgré les atteintes de la Tunisie à la libre expression en justifiant ainsi le refoulement de la journaliste du Monde Florence Beaugé

Une journaliste du Monde refoulée en Tunisie

Le 21 octobre, la journaliste du Monde Florence Beaugé, spécialiste de la Tunisie venue couvrir les élections présidentielles et législatives est refoulée à l’aéroport de Tunis. Considérant que la journaliste «a fait preuve de malveillance patente à l’égard de la Tunisie et de partis pris systématiquement hostiles», les autorités tunisiennes ont décidé que Florence Beaugé ne devait plus travailler sur leur territoire. La journaliste française était venue une semaine auparavant en Tunisie et avait publié une série d’articles après des entretiens avec des opposants et activistes qui s’en sont pris sans ménagement au pouvoir. Elle avait donc ouvert un débat tabou celui des Droits de l’Homme et de l’opposition en Tunisie.

Depuis, le président Zine El-Abidine Ben Ali a été réélu pour la cinquième fois à la tête du pays avec un peu moins de 90% des voix et Florence Beaugé «se voit accuser « d’appeler au meurtre », « au coup d’Etat et à l’attentat en Tunisie« », nous révèle le monde.fr. Cette affaire aurait pu passer inaperçu si un député UMP, Eric Raoult, n’avait pas fait polémique en approuvant la décision des autorités tunisiennes sur ce qu’on peut appeler une censure journalistique.

Un député UMP qui défend les autorités tunisiennes

Lors d’une interview sur la chaine Berbère TV le 2 novembre, débusqué par le site d’information rue 89, Eric Raoult, député UMP de Seine-Saint-Denis et président du groupe parlementaire d’amitié France-Tunisie n’a pas caché son soutien au président Zine El-Abidine Ben Ali en déclarant que «la Tunisie est un pays stable […] c’est un pays ami de la France. Je serais tenté de dire à ceux qui disent en persiflant, en ironisant sur ces 90% que les gens aiment Ben Ali» . Mais loin de s’arrêter à ces propos le député a critiqué la position des journalistes français qui doutent de la démocratie tunisienne en prenant le cas de Florence Beaugé. «Un certain nombre d’observateurs français font de la provocation à l’égard du président Ben Ali, ils savent donc que quand ils arrivent à Tunis, on les remet dans l’avion.» Pour Eric Raoult il est donc logique et normal que les journalistes qui entachent la réputation du Président tunisien puissent être refoulés lors de leur descente d’avion. En effet en affirmant que «la Tunisie n’a pas les mêmes critères démocratiques que nous» et qu’en plus «c’est un pays qui commerce avec nous», Eric Raoult considère que les journalistes devraient regarder d’autres régimes autoritaires comme la Libye plutôt que de se limiter à une critique de la Tunisie. Mais en pointant du doigt le travail des journalistes, c’est un débat sur le rôle du journalisme dans la société et de la liberté des médias qu’ouvre Eric Raoult.

Une question sur la liberté de la presse

Si un journaliste du Monde n’a pas pu rentrer en Tunisie car il a écrit un article dérangeant le pouvoir en place, il ne faut pas inverser les rôles même si la Tunisie est un «ami de la France». En effet le problème n’est pas du coté du journaliste mais bien du pouvoir tunisien qui, en agissant ainsi, met en péril la liberté d’expression et donc bafoue les Droits de l’Homme. Rappelons nous encore une fois le dernier point du programme de Nicolas Sarkozy en 2007: «je ne passerai jamais sous silence les atteintes aux droits de l’homme au nom de nos intérêts économiques.» Ce n’est donc pas parce que la Tunisie est un partenaire commercial de la France et que sa démocratie est en transition qu’il ne faut pas rapporter ses atteintes aux Droits de l’Homme.
Si le journalisme est légitimé par la démocratie il a aussi des devoirs envers elle, le devoir d’élever le débat public, le devoir de donner un sens à l’information. «Un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage» écrivait Albert Camus dans son journal Combat le 31 août 1944. Le journaliste n’est donc pas là pour être consensuel, mais pour «porter la plume dans la plaie» comme aimait l’écrire Albert Londres, il en va de sa légitimité et de son devoir envers l’opinion publique et la démocratie. Donc Monsieur Raoult, un journalisme de «provocation» n’existe que si il dérange et s’il dérange c’est qu’il a rempli son rôle de contre pouvoir.