La France est le pays des Droits de l’Homme. Pourtant, tous les jours, des citoyens sont victimes de propos racistes, de discriminations dans l’emploi, dans les logements, dans leurs recherches de stage. Pire, des élus de la République s’illustrent de plus en plus dans ce qu’on considère comme de simples dérapages, mais qui stigmatisent encore plus certaines populations. Et cela dans l’impunité totale.
Lilian Thuram était l’invité de Sauramps, jeudi 18 février 2010. Très attendu par les Montpelliérains venus en masse, le grand champion de 98 est venu présenter « Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama », appel à la tolérance aux airs d’héritage pour les générations futures. Hautcourant est allé à la rencontre de cette étoile au grand cœur…
Pour tous, Lilian Thuram est celui qui a envoyé la France en finale lors de la Coupe du Monde de football 1998, avec ses deux buts contre la Croatie. Mais Thuram, c’est bien plus que cela. C’est une cause, un combat. Il mène depuis des années une lutte contre le racisme. Une lutte que l’on peut mener grâce à une meilleure éducation. Membre du Haut conseil à l’intégration, il est aussi membre et parrain du collectif « Devoirs de Mémoires ». Il créé une fondation à son nom, dont l’objectif est clair : pour lutter contre le racisme, il faut éduquer. Dans la lignée, il vient de publier Mes étoiles noires où il dresse le portrait d’une quarantaine d’hommes et de femmes noirs.
La lutte contre le racisme et la discrimination, une nécessité
Pourquoi ce combat ?
C’est l’histoire d’une vie. Né en en Guadeloupe, j’arrive dans la région parisienne à l’âge de 9 ans. Très rapidement, je constate que la simple couleur de ma peau pouvait être chargée d’une connotation négative. A l’époque, il y avait un dessin-animé qui s’appelait « La noiraude », l’histoire d’une vache. Certains de mes camarades m’appelaient « La noiraude ». Je me suis posé des questions : pourquoi ma couleur était chargée de façon négative ? Personne ne pouvait me répondre. J’ai donc essayé de comprendre le pourquoi des choses.
Un jour, à l’école, l’on m’a appris que l’histoire du peuple noir commençait par l’esclavage. Je me suis alors demandé ce qu’il faisait avant. Tout au long de mon cursus scolaire, je n’ai rencontré aucun autre personnage noir qui aurait pu casser cette image.
En grandissant, j’ai pu rencontrer des historiens, des sociologues, des égyptologues qui ont nourri ma curiosité et qui m’ont amené à connaître des personnalités noires. Ils m’ont appris à comprendre l’Histoire de façon différente. Par exemple, l’histoire de l’esclavage n’est pas une confrontation entre Noirs et Blancs, c’est un système économique où une minorité profite d’une grande majorité. Cela m’a permis de ne pas tomber dans une certaine victimisation. Il faut éviter cela. Si l’on se considère être victime d’une société, on cherche des coupables et on entre dans un cercle infernal, sans fin.
Pour lutter contre le racisme, il faut que l’on arrive à s’imaginer une classe où en apprenant Jean de la Fontaine, la maîtresse dit que ce dernier s’est inspiré d’Esope, un Noir nubien. Rien que dire cela, développe l’imaginaire des enfants qui va changer. Le racisme naît dans la question : comment je vais m’imaginer l’autre ?
Comment devient-on raciste ?
Personne ne naît raciste. On le devient. Dans nos sociétés, des messages sont véhiculés de façon inconsciente. Avec ma fondation, j’ai la chance d’aller dans les écoles rencontrer les enfants. Je m’amuse avec eux, je leur demande : « quelles races connaissez-vous ? » Ils me répondent : « la blanche, la noire, la jaune, la rouge ». Je leur demande alors, pour rigoler, s’ils n’ont pas oublié la verte ? Ensuite, je leur demande quelles sont les qualités des Noirs ? Ils me répondent qu’ils courent bien, qu’ils chantent bien, qu’ils dansent bien… On voit donc que dans l’imaginaire des enfants la problématique du racisme est de croire que les races existent. Je pense qu’en 2010, on devrait savoir qu’il n’y a qu’une seule espèce : l’homo sapiens. Or, les enfants déterminent les différentes races par la couleur de peau, comme le faisaient les scientifiques du XIX siècle.
Dans notre société, il y a un fort préjugé raciste : les Noirs sont les plus forts en sport. Naturellement, lorsque les enfants me voient ou regardent l’ensemble des sportifs, cela valide ce que pense l’inconscient collectif. Il faut alors leur donner des personnages qui casseraient cet imaginaire.
Pour la sortie de mon livre, j’ai fait faire un sondage. Il en ressort que pour 80% de la population, lorsqu’elle entend parler du peuple noir c’est par l’esclavage, la colonisation, l’apartheid. Donc, forcément, ça joue dans l’inconscient collectif. Il faut enrichir notre imagination par la connaissance qui va faire tomber les préjugés.
Comment combattre le racisme ?
Il faut sortir des prisons dans laquelle nous nous sommes enfermés. En 2010, on peut en parler tranquillement. On pense que parler de racisme, c’est tabou. S’il y a une minorité visible, cela veut dire qu’il y a une majorité invisible. On se voit comme les autres qui nous enferment dans une logique de couleur. C’est sur toutes ces thématiques qu’il faut réfléchir. Mais, sans culpabiliser personne. Avec mon livre, les gens me disent « j’ai honte, je ne connaissais pas cette histoire…« . Il ne faut pas avoir honte de ne pas connaître cette histoire, on n’a pas été éduqué à connaître cette histoire. L’importance, aujourd’hui, est d’apprendre cette histoire, de véhiculer cette histoire, pour savoir si elle peut faire tomber les préjugés. Nous sommes une génération qui doit réfléchir sur cette question.
La fondation Lilian Thuram : éducation contre le racisme
La fondation a une naissance un peu particulière. J’étais en Espagne, chez le Consul de Barcelone. J’étais assis à côté d’un monsieur qui me demande : « que voulez-vous faire après le football ? » En rigolant, je lui réponds : « changer le monde ». Alors, il me dit : « jeune homme, on ne change pas le monde ». Je lui explique vouloir travailler autour du racisme. Il me souhaite alors bon courage : « vous aurez du travail ! » Quinze jours après, je reçois un coup de téléphone. Ce monsieur me dit : « vous m’avez convaincu. Je pense que vous n’êtes pas si fou que ça. » Il me conseille de mettre en place une fondation. C’est ainsi qu’elle est née.
Quelles actions menez-vous ?
Sa première action : ce livre. Puis, actuellement, nous mettons en place un outil pédagogique pour la rentrée 2010. Il est destiné aux professeurs de CM1/CM2 et parle du racisme, de discrimination. De même, nous travaillons à une exposition avec le Quai Branly (ndlr, sur le thème « Exhibitions, zoos humains »). En 1931, s’est déroulée l’exposition universelle à Paris. Il faut savoir qu’à cette date, la majorité de la population française a connu les populations venant d’Afrique, d’Asie et d’Amérique, par le biais de zoos. Par exemple, la famille de Christian Karembeu était dans ces zoos, avec l’inscription « cannibales venant de Nouvelle Calédonie ». Par cette exposition, nous voulons comprendre comment s’est construit le regard sur l’autre.
Avec la fondation, nous essayons donc de travailler sur le regard de l’autre, et déconstruire nos imaginaires. Nous essayons d’apporter de la connaissance pour dépasser les croyances. Notre travail vise les plus jeunes. Ils sont plus réceptifs, moins conditionnés. Nous sommes tous conditionnés et il est difficile de s’échapper de sa propre éducation. J’espère que la fondation pourra faire son travail… Et, si l’on n’y arrive pas, on aura essayé.
Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama.
Dans Mes étoiles noires, vous évoquez 45 figures. Pouvez-vous nous en présentez quelques-unes ? Commençons par deux étoiles haïtiennes : Toussaint-Louverture et Jean-Jacques Dessalines, pères de la lutte contre l’esclavage et héros de l’indépendance de ce pays…
Dans l’histoire d’Haïti, avec Toussaint-Louverture, c’est la première fois que des esclaves arrivent à renverser le système en place. De tout temps, il y avait du marronnage : l’esclave s’enfuyait et essayait de déstabiliser le pouvoir en place. Sans réussite. Toussaint-Louverture a réussi. Il a remis en cause tout un système esclavagiste, dirigé par les intérêts. Haïti en a payé le prix. Napoléon a tout fait pour réinstaurer l’esclavage. Toussaint-Louverture a été important pour moi, dans le sens où l’on considère ces personnages comme des personnes ayant lutté pour les Noirs, alors qu’ils ont simplement lutté pour la Justice. Toussaint-Louverture a fini sa vie en France, dans le Jura. Napoléon a fait en sorte qu’il ne reste pas cette lumière, ce phare pour la liberté. Dessalines a repris le flambeau, pour que Haïti soit libre.
Il existe une certaine méconnaissance de l’Histoire. Pendant le tremblement de terre et les jours qui ont suivi, la malédiction d’Haïti était sans cesse évoquée. Comme si les dieux tombaient sur l’île. Or, en règle générale, la malédiction de ces pays, c’est la pauvreté. Il faut savoir pourquoi Haïti est devenue pauvre. Pendant très longtemps, elle était la colonie qui rapportait le plus d’argent à la France. Mais, pour être indépendante, l’île a du payer une forte somme d’argent. C’est l’une des raisons pour lesquelles, elle n’a jamais pu avoir une certaine stabilité.
Après, il y a un certain nombre d’enjeux économiques derrière la misère des pays que l’on couvre. Par exemple, le Congo est un pays dont on n’entend pas trop parler. Pourtant, depuis plusieurs dizaines d’années, il y a des milliers de morts…
Vous évoquez la figure de Joseph Anténor Firmin, anthropologue, auteur de l’Égalité des Races. Pourquoi l’avoir choisi ?
Il a un rôle fondamental dans la réflexion sur le racisme scientifique. Tous les autres scientifiques autour de lui fondaient des hiérarchies de races, et établissaient que la race noire était inférieure. Et lui, haïtien, avec son ouvrage Égalité des Races, arrive. Il fait ainsi contre-pied à celui de Gobineau : Essai sur l’inégalité des races humaines. Il démontre qu’il n’y a pas d’inégalité des races, si race il y a. Il ne peut être juge et parti, et son livre passe inaperçu. Un ouvrage de l’Abbé Grégoire explique que le fait de dire que le Noir n’a pas d’âme est une bêtise.
Dans Mes étoiles noires, vous refusez l’opposition « violence/non violence » entre Malcom X et Martin Luther King et vous les incluez tous deux parmi vos étoiles. Pourquoi ?
J’ai une histoire particulière avec Malcom X. Je voulais appeler l’un de mes fils Malcom et ma famille m’a dit : « non, ce n’est pas possible, Malcom est un violent ». Ma maman surtout. Alors, mon fils ne s’appelle pas Malcom.
Plus sérieusement, nous avons tous une image de Malcom X comme quelqu’un de très violent. Né pendant la ségrégation, ce petit garçon a perdu ses oncles, et probablement son père, par le Ku Kux Klan. Sa mère tombe dans une certaine folie. C’est un départ dans la vie un peu difficile, pour ne pas tomber dans une certaine violence, dans un certain racisme envers la société qui l’opprime. Ce jeune garçon devient délinquant, finit en prison. Là, il y rencontre la lecture, la connaissance. Il s’apaise. Quand il sort de prison, il est avec les Black Muslims, un autre mouvement radical. Il continue cependant à s’éduquer. Un jour, lors d’un voyage hors des États-Unis, il voit qu’il existe d’autres choses ailleurs. En revenant, il se dit : « en fait, l’on peut travailler tous ensemble. Peu importe la couleur et la religion ». Il a compris que le vrai problème était l’injustice sociale. Ainsi, sur la fin de sa vie, Malcom X sort de la problématique des couleurs pour combattre l’injustice sociale. C’est pour cela que c’est l’une de mes étoiles. L’ensemble de mes personnages changent, à un moment de leur vie, parce qu’ils ont accès à la culture et à l’éducation.
Quel est votre rapport à Aimé Césaire ?
J’ai rencontré son livre, Discours sur le colonialisme, ses poèmes. C’est quelqu’un qui donne une réflexion intéressante sur le colonialisme, qui donne la parole aux colonisés. Évidemment, il a inventé cette notion de la négritude. Souvent, les gens s’arrêtent à « nègre » dans négritude. Alors que la négritude c’est : donner la parole aux opprimés.
J’ai eu la chance de pouvoir aller à l’enterrement d’Aimé Césaire. Pour me recueillir. C’était, pour moi, quelqu’un de très très important. Il nous fait avoir une autre vision des choses. Aimé Césaire me fait penser à quelqu’un est extrêmement important pour moi : Frantz Fanon. Ce dernier est celui qui arrive à expliquer la problématique des couleurs de peau. Il montre notamment comment la société antillaise a reproduit le racisme. On disait aux gens de la génération de ma maman qu’il était préférable de se marier avec un blanc pour que l’enfant soit plus clair de peau. On les appelait les « peaux chapées ». Fanon l’explique très bien, et ça j’en ai discuté avec maman, donc c’est vrai… Celui qui était plus clair de peau était mieux vu que celui qui était plus foncé, même au sein d’une famille. La société antillaise doit avoir une réflexion pour s’accepter. Par exemple, au niveau de la langue, le créole est dénigré. Dénigrer sa langue, c’est se dénigrer soi-même.
Nombreux sont vos personnages à être croyants, qu’est-ce que la religion pour vous ?
Je suis surpris que l’on n’accepte pas la religion de l’autre. Pour moi, la religion aide à accepter l’idée de la mort, à rendre la mort acceptable. On ne peut pas dire à quelqu’un : « ta façon d’accepter la mort n’est pas la bonne ». Comment rendre la mort acceptable ? Cette question est, pour moi, l’une des deux les plus fondamentales. La seconde étant : comment rendre la vie la plus vivable possible ? Et cela passe par la religion, et c’est pour cela qu’il faut respecter la religion de l’autre.
Il faut avoir une vraie réflexion sur : comment créer une société où il y a une plus grande fraternité ? C’est dépasser le problème racial. J’ai fait faire un sondage et il y a encore 55% des personnes en France pensent qu’il y a plusieurs races. Pour sortir de ces problématiques de couleur, il faut en parler tranquillement. Pourquoi multiculturel ? De nombreuses personnes ne comprennent pas que nos sociétés sont en mouvement. Nos identités sont en constante évolution. Cet appel, c’est créer une réflexion sur une société multiculturelle et post-raciale pour comprendre comment créer des liens pour que l’on puisse vivre ensemble. Il faut éduquer nos enfants à ouvrir leurs horizons et accepter l’autre.
Christiane Taubira était, ce jeudi 28 janvier, l’invitée des associations étudiantes Racin’ et Polisud, quelques jours après les deux consultations successives des Guyanais et des Martiniquais sur l’avenir institutionnel de leurs territoires.
L’université Montpellier I a reçu, le jeudi 28 janvier, une invitée de marque : Christiane Taubira, députée de la première circonscription de la Guyane et ancienne candidate aux élections présidentielles de 2002. Dans un amphithéâtre noir de monde, elle a débattu avec les Montpelliérains sur la question « spécificités, citoyenneté de l’outre-mer, quels enjeux pour l’avenir ?« .
Un contexte qui s’y prête
Le hasard a bien fait les choses : la rencontre coïncide avec le résultat des deux consultations, les 10 et 24 janvier, portant sur le futur de la Martinique et de la Guyane. Taubira parle de la seconde consultation comme d’un « cadeauempoisonné« , d’une « réforme administrative a minima » sans « vrais enjeux » contrairement à la première.
Le 10 janvier, les électeurs de Martinique et de Guyane étaient appelés à se prononcer sur le changement de statut de leurs collectivités régies par l’article 73 de la Constitution française, pour un régime de plus large autonomie prévu par l’article 74. C. Taubira critique au passage le fait que l’on « consulte les gens sur un article avant de décider ce qu’on va y mettre dedans« . En cas de réponse positive, un projet de loi organique devait en effet fixer l’organisation de la nouvelle collectivité et ses compétences. Mais le vote fut négatif. En Guyane, le « non » recueille 69,8 % des suffrages exprimés, et en Martinique 78,9 %.
Ainsi, les électeurs ont été consultés le 24 janvier pour créer une collectivité qui exercerait les compétences dévolues au département et à la Région, tout en demeurant régie par l’article 73. Pour cette deuxième consultation, le « oui » l’emporte à 68,30% en Martinique et à 57,48% en Guyane. L’organisation et le fonctionnement de la nouvelle collectivité unique va donc se substituer au Conseil régional et au Conseil général.
« Avec des réalités spécifiques, peut-on parler de citoyenneté ? »
L’intitulé donné à la conférence par les étudiants de l’association Racin’ ne convient pas à Christiane Taubira. Au terme de « spécificités », elle préfère celui de « réalités ». Elle revient ainsi sur l’existence d’un régime de décrets : « ce sont des décrets gouvernementaux qui légifèrent les territoires d’outre-mer ».
Alors, elle se demande comment concevoir la citoyenneté malgré la différence. En effet, il existe des écarts « évidents » entre la métropole et les Dom-Tom.
D’abord, des inégalités économiques subsistent. Selon Christiane Taubira, elles sont dues à « l’ancienne économie coloniale » et à des « réflexes conservateurs et des réflexes de crispation« . L’outre-mer vit donc dans une « insécurité financière« . L’égalité sociale est très récente. L’alignement du SMIC et des allocations familiales sur la métropole date notamment des années 2000. De plus, elle critique la politique du gouvernement qui « néglige les politiques publiques, ce qui n’est pas bon pour la citoyenneté« . Pour elle, il faut établir une véritable égalité à l’éducation et aux soins : « la France est une république qui s’est fondée sur l’égalité, or c’est une fiction, la différence est bien présente« , s’exclame-t-elle. En faisant référence à Aimé Césaire : « ils se sentent Français entièrement à part, et pas Français à part entière« , elle voudrait passer à « un vrai universalisme« . Selon la député, il faudrait que la République se donne la « capacité à inclure et contenir la diversité du monde« . Ce n’est pas Joël Abati, présent, qui la contredira.
Une polémique toujours d’actualité autour de la loi Taubira
A la fin de la rencontre, une question des plus déroutantes est posée à Christiane Taubira par un étudiant : regrette-elle d’avoir donné son nom à la loi du 21 mai 2001 ? Il est à rappeler que la député guyanaise a donné son nom à la loi dite mémorielle tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. La loi dite « Taubira » soulève des critiques. Principalement de la part de certains historiens, tels qu’Olivier Pétré-Grenouilleau, qui jugent qu’elle limite l’esclavage à la traite européenne des Noirs.
Avec force, la députée répond qu’elle ne regrette « pas une seconde » son implication : « comment pourrais-je regretter de reconnaître que la traite négrière est un crime contre l’humanité ? Qu’est ce qui empêche que cela soit dit et écrit ? Il faut rappeler que pendant des siècles, l’humanité des personnes noires et métisses a été niée, dans les actes et dans des corpus de doctrines. De rappeler que c’est en se basant sur les écrits de la Bible et la désobéissance du fils de Noé, que les Noirs ont été réduits en esclavage de générations en générations. De rappeler qu’un système économique a été organisé autour de cela, un système inscrit dans le Code noir et basé sur l’exil forcé et le meurtre légal. Est-ce qu’il faudrait taire que cette éjection de millions d’hommes, de femmes, d’enfants, de la famille humaine est un crime contre l’humanité ? C’est un crime contre l’humanité, contre la mienne et contre la vôtre. Ce n’est que rétablir l’humanité dans son unité, dans son unicité, dans son intégrité. C’est tellement cela, que mise à part la France, la Terre entière est fière de cette loi ! » Elle ajoute que sur la base de ce texte, quatre régions administratives françaises (Bourgogne, Franche-Comté, Lorraine et Alsace) ont monté un programme touristique culturel et historique : la « Route des abolitions de l’esclavage« . Lancée en 2004, elle s’inscrit dans le projet international de la « Route de l’esclave » soutenu par l’ONU et l’UNESCO sur le devoir de mémoire.
Elle conclut sur cette question en rappelant que « cette expérience tragique de la traite négrière est une expérience hautement humaine. Autant elle montre qu’il n’y a pas de limites à la violence, à la brutalité, à l’inhumanité de l’humain, autant elle montre l’humanité transcendante de celui-ci. A travers ces esclaves qui refusent d’être écrasés, qui résistent dès le moment de la capture et qui vont résister sans arrêt, qui vont se jeter à l’eau préférant être mangés par les requins que d’arriver au bout de ce voyage d’horreur, ces esclaves qui font des mutineries, ces esclaves qui se battent sur les plantations, ces femmes qui découvrent les plantes qui vont les faire avorter pour qu’elles n’aient pas d’enfants sur les plantations, ces femmes qui vont découvrir les plantes qui vont empoisonner le bétail pour appauvrir le maître, les Amérindiens qui se solidarisent des esclaves marrons, les intellectuels européens qui se battent … Ce sont les résistances additionnées de tous ces hommes, de toutes origines, de toutes apparences, de toutes cultures, de toutes religions, de toutes langues, qui ont anéanti le système esclavagiste. Dire que c’est un crime contre l’humanité, c’est tout simplement dire la vérité et rendre hommage à ces millions de victimes. C’est rappeler que l’on choisit son camp : banaliser la monstruosité des négriers ou sublimer le courage des victimes et des philosophes européens. Et si jamais cette loi dérangeait un historien, non pas parce qu’il est historien, mais parce qu’il est négationniste et qu’il propage des thèses contraires aux valeurs morales de la République, contraires aux valeurs éthiques, je trouverais que c’est bien peu de chose. »
Hautcourant pose 3 questions à Christiane Taubira
Julie Derache : Que pensez-vous de l’actuel débat sur l’identité nationale initié par le gouvernement ?
Christiane Taubira : Cette histoire de débat n’a pas de sens. Le mot même de « national » est dangereux, il a une histoire chargée. En plus, les motivations à l’origine de ce débat sont connues : il est lancé par le Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Des historiens ont démissionné de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration lorsque le candidat Sarkozy a dit qu’il allait créer un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale. Chose qu’il a effectivement fait par la suite. Les universitaires français ont été nombreux à dire que cette juxtaposition « identité nationale » et « immigration » est malsaine. Alors, avec ce débat, Sarkozy reste dans sa logique : crisper les Français et leur faire croire qu’ils sont en péril sur leur territoire. Ce genre de crispations a mené aux pires guerres nationalistes. C’est pour lui une étape supplémentaire. Elle entraîne les gens sur des chemins dangereux. Notamment en neutralisant l’épanouissement personnel dans la société. On leur dresse une sorte d’ennemi, une cible privilégiée. Par ailleurs, étudier l’évolution de l’identité française, et non nationale, est nécessaire et intéressant pour comprendre, en autres, les mécanismes possibles d’intégration. Des chercheurs le font. Notamment des sociologues et des historiens comme Suzanne Citron.
Ibra Khady Ndiaye : Alors que le gouvernement s’empresse de légiférer sur des questions comme le port de la burqa, de nombreuses discriminations demeurent au quotidien à l’égard des minorités. Que proposez-vous pour éradiquer ces discriminations ? Et, que pensez-vous du CV anonyme ?
Christiane Taubira : Il faut se battre contre les discriminations qui touchent toutes les minorités. Les personnes d’outre-mer subissent, en France, les mêmes discriminations que les autres immigrés. Ce sont des discriminations à l’apparence. J’ai connu cela étudiante, mes enfants aussi. Notamment pour la question du logement. J’ai toujours été contre le CV anonyme. C’est une connivence : au lieu de sanctionner les discriminations et le racisme, on les cache. Cela évite de pécher. Mais, la discrimination va se faire à l’étape suivante, pendant l’entretien d’embauche. Celui qui discrimine n’est pas sanctionné et va alors continuer. Il faut que les employeurs comprennent que l’on peut avoir n’importe quelle apparence et être compétent. Ils mettent en péril le « pacte républicain » en pratiquant la discrimination car ils annulent l’égalité de la citoyenneté. On ne s’accommode pas de cela, on sanctionne. En revanche, dans le cas de la burqa, les élites politiques sanctionnent, sévissent, car elles se sentent menacées par la moindre différence. Je suis contre la burqa mais je ne suis pas pour une loi non plus. Les hommes politiques ne cherchent pas à comprendre le phénomène, à comprendre comment on arrache les femmes de cela. Alors que les gens connaissent le chômage, perdent leur logement, sont dans le désarroi… leur problème le plus immédiat est : les femmes qui portent la burqa.
Laura Flores : Quel sera l’impact de la réforme des collectivités territoriales sur les départements d’Outre-Mer?
Christiane Taubira : On a déjà enlevé l’épine du pied à Nicolas Sarkozy avec la collectivité unique de la Guyane et de la Martinique. Je pense qu’il y a des tas de choses qui sont en danger avec cette réforme. C’est-à-dire que la collectivité unique a les mêmes compétences que le Conseil Général. Les premiers actes seront les réductions budgétaires : il ne nous faudra qu’un seul service financier, un seul service administratif, etc. En faisant cela, les capacités d’intervention vont être réduites ainsi que la logistique : la possibilité de porter l’action des élus. Le nombre d’élus, notamment ceux de proximité, va être diminué. Les gros budgets tels que le RMI vont en grignoter d’autres comme ceux du sport et de la culture. Cela me paraît inévitable aussi bien ici qu’en métropole. Je pense que les gens vont s’en mordre les doigts. Ceci étant, ils n’ont pas été nombreux à voter lors de la consultation.