Lundi 24 novembre 2008 à 20h30, Médiapart et Reporters sans Frontières présentaient au Théâtre de la Colline, à Paris, le « Off des États Généraux de la Presse ». Tout au long de la soirée, sociologues et journalistes ayant répondu à l’appel ont unanimement condamné l’ingérence du Président de la République dans une néanmoins nécessaire réforme de la profession.
L’invitation aura été lancée par communiqué de presse à l’ensemble de la profession tandis que le lectorat était prévenu par une vidéo diffusée sur les sites Internet des deux organisateurs, relayée au sein de la communauté Facebook. Arrivé aux portes du théâtre, 500 personnes de tous âges sont accueillies par une poignée de militants d’Acrimed et du futur Nouveau Parti Anticapitaliste leur annonçant, déjà, une autre manifestation le 27 novembre au Musée Social à 18h.
A l’intérieur, on s’installe dans les fauteuils du bar en attendant que la salle ouvre ses portes. On aperçoit déjà l’équipe de Médiapart et Jean-François Julliard, secrétaire général de RSF, recevant Emilien Jubineau, Alain Genestar et Jacques Bouveresse. Quelques étudiants du CFJ (Centre de Formation des Journalistes, à Paris) sont présents : «On vient par curiosité, pour avoir un autre point de vue sur les États Généraux de la Presse».
Tandis que la salle se remplit, un court documentaire intitulé Presse et Pouvoir est projeté en écran géant. Il revient sur la relation des journalistes avec le Président de la République, d’Albert Lebrun à Nicolas Sarkozy. La projection se termine sur l’actuel chef de l’État interpellant le directeur de publication de Libération : «Vous parlez de pouvoir personnel, Monsieur Joffrin, mais dites-moi combien de unes Libération m’a consacré ?»
Lever de rideau
La salle est désormais quasi-comble, le lecteur est entouré en majorité de professionnels, observateurs ou participants. Les absents « sont en train de passer à côté de l’essentiel. Dans quelques mois, ils se réveilleront avec la gueule de bois, mais il sera trop tard… » prophétise Philippe Schröder, président du Club de la presse section Nord-Pas de Calais. L’occasion de mettre en avant l’originalité de la position de Médiapart dans le paysage de la presse française. Invité à participer à la commission « Presse et numérique » par Bruno Patino, le journal en ligne aura été le seul média à se retirer après 17 minutes seulement de discussion. Reporters sans Frontières s’associera à l’initiative après s’être vu refuser l’accès aux Etats généraux.
«La réalité n’a aucune importance, seule la perception compte» : la phrase dénoncée par Edwy Plenel, co-fondateur de Médiapart, est de Laurent Solly, alors directeur adjoint de la campagne présidentielle du candidat UMP. La formule choque, l’auditoire est capté. Il s’agit ce soir de clamer haut et fort l’impérieuse nécessité d’assurer l’indépendance du journaliste. Plus que jamais, c’est l’activisme de l’Élysée qui est mis en cause : «Sarkozy qui crée des États Généraux de la Presse, c’est comme créer un ministère de la laïcité et le confier à Benoît XVI» (Caroline Fourest de Charlie Hebdo).
Premier acte – Témoignages
Il y aura deux parties dans cette soirée. Dans un premier temps, des journalistes viendront témoigner des pressions qu’ils subissent dans l’exercice de leurs fonctions. Le second temps sera consacré à la discussion avec des membres d’associations, des sociologues, des intellectuels.
Sur grand écran ou sur scène, les journalistes atteints dans leur indépendance défilent à un rythme effréné. Alain Genestar rappelle les pressions politiques qui ont conduit à son éviction de la direction de la rédaction de Paris Match. «Il existe deux phénomènes dans la presse française aujourd’hui : la fascination qu’exerce Sarkozy sur les directeurs des journaux, et la peur des journalistes de perdre leur travail». Puis interpelle la salle : «Peut-on admettre en France que le Président exerce une telle pression qu’on en arrive à virer un journaliste ?» Laurent Mauduit témoigne quant à lui de la difficulté d’être journaliste économique par les temps qui courent : censuré au Monde pour une enquête sur les Caisses d’Épargne, il est une fois de plus mis en accusation pour l’avoir poursuivi pour Médiapart. «Comment être journaliste aux Échos, maintenant propriété de Bernard Arnault ?». L’une d’entre eux, Leïla de Cormorand, prend la parole et confirme les «conflits d’intérêt potentiels», d’autant que le fils du propriétaire de LVMH est membre du Comité d’indépendance éditoriale du quotidien…
Parmi les nombreux intervenants, on retiendra Emilien Jubineau et Joseph Tual, victimes du zèle de la justice, qui évoqueront les multiples gardes à vue qu’ils ont vécu, et vivent encore, dans l’exercice de leur profession. En apparition vidéo, on notera la contribution d’Audrey Pulvar, rappelant que la pression exercée sur le journaliste peut aussi se faire par le manque de moyens matériels qu’on lui accorde. La salle applaudit après chaque intervention, rit parfois, s’offusque, souvent.
Vient alors pour l’assemblée le moment de l’entracte. Les comédiens Anouk Grinberg et François Marthouret entrent en scène, pour lire d’une voix solennelle des textes de Marc Bloch, Albert Londres, Hannah Arendt ou encore Albert Camus : «Un pays vaut souvent ce que vaut sa presse» (extrait de l’Éditorial de Combat, en 1954).
Deuxième acte – Pistes de réflexion
Les intervenants de la deuxième partie lanceront ensuite des pistes de réflexion devant un auditoire plus clairsemé mais toujours aussi attentif : comment, en pleine crise de la presse, retrouver la confiance du lectorat et la pérennité financière ? L’intervention pleine d’humour et de piquant de l’illustre blogueur Philippe Bilger, avocat général près la Cour d’Appel de Paris, détend l’atmosphère. Il affirme : « Les blogs ne vont pas contre les médias. Au contraire ! C’est un moyen de leur donner une importance et une visibilité dans l’espace public ».
C’est au tour de Bernard Stiegler, sociologue et philosophe, de prendre la parole : « la presse française est fondamentalement menacée de disparition ». Il explique qu’elle est une composante essentielle du système démocratique mais qu’elle est actuellement absorbée par le secteur des industries culturelles qui visent avant tout à produire du contrôle gouvernemental : c’est la notion de « psycho-pouvoir » (ou « société du contrôle » chez Gilles Deleuze). Il préconise donc la « reconstitution d’une intelligence collective pour reconstruire un espace public ravagé ».
Pour Cyril Lemieux, sociologue des médias et auteur de Mauvaise Presse (2000), « l’important, c’est de convertir l’indignation morale en action politique ». Malgré la pauvreté de la réflexion des politiques sur la presse, à gauche comme à droite, il incite à la défense ardue du statut de 1947.
Le dernier mot reviendra à Jacques Bouveresse, Professeur au Collège de France : citant Karl Kraus, il condamnera le « pouvoir de l’argent » et confiera son « rêve d’une presse qui cesserait de transmettre le message du pouvoir ». A ce sujet, il cite l’exemple de l’arrestation des saboteurs présumés des caténaires de la SNCF, « terroristes se réclamant de l’ultra- gauche » : un sujet dans lequel se sera engouffrée la presse, « s’excitant au lieu de comprendre ».
Dernières tirades- L’appel de la Colline
Entre conscience profonde de la crise actuelle et espoir de meilleurs lendemains, la réunion illustre finalement la maxime d’Edwy Plenel : « L’inquiétude est l’antichambre de l’espérance ». Tandis que le collectif RAJ (Réunion des Associations de Journalistes) déplore la « perte du sens même du métier », François Malye, président du Forum des sociétés de journalistes, encourage les journalistes et leurs lecteurs si rarement réunis à profiter de l’occasion pour se fédérer dans la défense d’un bien commun : « Vive la crise ! ».
La soirée se terminera tard dans la nuit, sous les applaudissements d’un public qui regrettera seulement de n’avoir pas pu interpeller directement les acteurs du débat, comme il était prévu à l’origine : « C’est dommage, ça m’a beaucoup intéressé, mais j’aurais aimé réagir… » (Catherine, 55 ans, conteuse et abonnée du Théâtre de la Colline). Et jusque dans les couloirs du métro Gambetta, on entend: « C’était vraiment bien : on en ressort tout secoué ! Il y a de quoi se poser de sérieuses questions… Maintenant, le tout, c’est d’agir ! ».