Invitée de la librairie Sauramps, Aude Lancelin était au Gazette Café ce vendredi 16 décembre pour présenter son livre : Le Monde Libre, prix Renaudot de l’essai 2016. Ancienne directrice adjointe de l’Obs, celle qui a passé 13 ans de sa vie dans le journal livre aujourd’hui un témoignage « à la confluence entre monde politique, financier et faiseurs d’idées ». En marge de la rencontre, elle répond aux questions de Haut Courant.
Officiellement licenciée pour « raisons managériales » en mai 2016, l’ancienne responsable des pages « Idées » à l’Obs dénonce des « motifs politiques ». Elle serait accusée d’être « trop à gauche » et « trop proche du mouvement Nuit Debout » initié par son compagnon, l’économiste Fredéric Lordon. Des consignes de renvoi, qui d’après certaines sources qu’elle ne dévoile pas, viennent de certains des actionnaires en lien avec le plus haut sommet de l’État.
Devant un public venu nombreux, Aude Lancelin revient sur « la dérive du système médiatique français » à partir de son expérience. Le Monde Libre (éditions Les Liens qui Libèrent) reprend le nom de la holding des trois hommes d’affaires Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse. Il a été volontairement rédigé sous forme de conte afin de « mettre à distance les événements », indique la lauréate du prix Renaudot. L’ancien directeur du Point Franz-Olivier Giesbert et Patrick Besson ex-chroniqueur du principal concurrent de l’Obs, ne seraient d’ailleurs pas étrangers à cette nomination.
« Les rédacteurs en chefs sont choisis pour et par les bailleurs de fonds »
Son but : démontrer « la fabrique des idées » à l’œuvre dans ce qu’elle appelle « les maisons centrales pour journalistes ». L’ouvrage raconte « la dégradation d’un climat intellectuel » à l’Obs. Anciennement appelé Le Nouvel Observateur, « il se faisait autrefois l’écho de grands intellectuels comme Jean Paul Sartre, Albert Camus ou Michel Foucault » et se réfère aujourd’hui à « des idéologues extrêmement à droite qui font la loi dans les journaux de la supposée gauche » selon l’auteur. Elle évoque à de nombreuses reprises les noms de BHL (Bernard Henri Levy), Alain Finkielkraut ou encore Pierre Nora dont on ne pourrait critiquer la pensée sous peine de « multiplier les rendez-vous avec la hiérarchie ».
Aux journalistes qui déclarent « ne jamais avoir subi de censure de la part de leurs supérieurs », elle répond que « dans un système idéalement géré, l’actionnaire n’a pas besoin de passer un coup de fil car les rédacteurs en chefs sont choisis pour et par les bailleurs de fonds ».
Pas fataliste pour autant, le journalisme reste pour Aude Lancelin « un idéal », qui nécessite de « sortir des lieux de morts pour l’esprit ». Or « l’Obs préfère se suicider plutôt que d’offrir aux lecteurs ce dont ils ont envie », affirme l’auteur. Une étude interne auprès du lectorat du journal démontre un intérêt croissant pour des idées neuves, des penseurs à contre courant. Il y a là pour la journaliste « un véritable boulevard à développer pour le monde de l’information ».
La rencontre se termine par une séance de dédicace et un échange avec le public. L’un d’entre eux l’interroge : « Pourquoi être restée tant d’années dans un média dont vous connaissiez les limites depuis longtemps ? ». Habituée à cette question, la journaliste explique la trouver « légitime » et réplique : « personnellement, j’ai longtemps pensé qu’il n’y avait pas de petites victoires et que l’on pouvait faire bouger les choses de l’intérieur. Aujourd’hui, je me rends compte de plus en plus que c’est impossible .»
5 questions à Aude Lancelin
Au delà du constat dressé dans votre ouvrage, par quels moyens politiques et/ou professionnels peut-on limiter les effets néfastes de la concentration des médias ?
Je n’ai pas de très bonnes nouvelles à vous annoncer. Cela dépend de la volonté politique, et pour l’instant il n’y en a pas. Les citoyens ont droit à la libre circulation des idées et des opinions. C’est pour cela qu’il faut impérativement une nouvelle loi, notamment sur la concentration dans les médias. Depuis les années 80, les médias ont évolué, nous avons eu l’entrée dans le numérique mais malgré cela, aucune loi n’a été initiée. Le journaliste Pierre Rimbert a un projet intéressant à ce sujet. Également, au niveau des aides à la presse, on peut corriger des choses simples. Pour exemple, parmi les bénéficiaires de ces aides, on ne fait pas la distinction entre un média comme Le Monde Diplomatique et Closer. Pourtant l’un est d’intérêt public et l’autre je vous laisse juge…
Selon vous, la précarité des journalistes est-elle volontairement mise en place par les actionnaires ?
Effectivement, dans un régime actionnarial de ce type, rien ne peut être développé dans un journal. Les différents plans sociaux encouragent la précarité et la précarité encourage la docilité. Je ne sais pas si l’on peut dire qu’elle est volontaire, mais il est clair qu’elle est avantageuse pour les actionnaires. Vous savez, ce ne sont pas des créateurs de presse. Ils ne sont pas là pour proposer des médias innovants ou des contenus intéressants pour les lecteurs. Ils ne sont pas forcément là non plus pour gagner de l’argent d’ailleurs. Ce qu’ils achètent c’est de l’influence. Cependant, ils veulent en bénéficier à moindre coût, et les salariés en sont un.
A ce propos, il y a en ce moment un plan de réduction des salariés en cours à l’Obs…
Oui en effet. La boucherie concerne 38 postes et aura lieu d’ici fin février 2017.
Si certains de vos collègues ont pu mal prendre « la médiocrité journalistique » que vous décrivez dans le livre, d’autres vous ont-ils soutenu ?
Certains m’ont soutenu oui, une motion de défiance à l’égard de la direction de l’Obs a même été votée à plus de 80% pour me soutenir. Une première historique dans ce journal. Beaucoup se sont toutefois montrés assez mous à l’égard du plan de licenciement qui a suivi mon départ, montrant trop peu de détermination pour peser. Il n’y a même pas eu de grève. Le journal est toujours sorti en kiosques dans les temps.
Et maintenant, quels sont vos projets ?
Je n’ai pas encore de certitudes. L’idée de lancer un nouveau média est séduisante, d’autant qu’en écrivant un livre comme Le Monde Libre, on se carbonise forcément dans la presse mainstream. A l’heure d’aujourd’hui, je suis fichée, non seulement pour des raisons idéologiques et politiques mais aussi parce que ces médias ne supportent qu’une quantité limitée de vérité. Ceci étant, j’ai écrit le livre en connaissance de cause, je savais que ce serait difficile après. Cela demandait d’accepter le risque et l’incertitude, et c’est ce que je fais.